Demain, nous serons tous réparables, en bonne santé, heureux, productifs, voire immortels. C’est la promesse fascinante et inquiétante des transhumanistes, ces futurologues américains qui font des émules chez nous. Entre science et fiction, perfectionnement de l’être et vertige du néant, exploration de ces prophéties technologiques.
Nous serions face à « un choix ontologique majeur, de la même teneur que le passage du paléolithique au néolithique », souligne le philosophe Dominique Lestel1. Un choix que nous devrions faire vite, très vite. Présentée comme un enchaînement inéluctable, alimentée par les fortunes des géants du Net – on y croise les fondateurs de Wikipédia, Amazon, Paypal, Facebook… – et de la recherche internationale, civile comme militaire – Google a même ouvert son campus en Californie, la Singularity University, en partenariat avec la Nasa ! –, la puissance du mouvement transhumaniste a de quoi nous inquiéter. S’appuyant sur la convergence des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), ces futurologues annoncent l’éradication des maladies ainsi que de spectaculaires améliorations de l’homme. Avec, en ligne de mire, le passage au « posthumanisme », soit l’avènement du « techno sapiens », mû par une intelligence artificielle. Partout dans le monde, nombreuses sont les avancées informatiques, biologiques, cognitives ou médicales à être mises sous cette bannière. Un jour, nous apprenons que des spermatozoïdes artificiels pallient la stérilité2, nous rapprochant, avec le futur utérus artificiel, de la gestation « hors corps ». Un autre, que les ordinateurs surpuissants séquencent en quelques secondes l’ADN de tumeurs cancéreuses pour un traitement ciblé et personnalisé. Bientôt, nous serons parcourus de nanorobots qui repéreront et répareront nos -molécules défectueuses.
Des avancées spectaculaires
« La science-fiction de naguère devient médecine-réalité », assure Laurent Alexandre3, fondateur de Doctissimo, chantre français du transhumanisme et directeur d’une société de décodage du génome. Selon lui, à partir de 2015, « la génétique progressera davantage en une seule année que depuis 1850 ». Face à ces prédictions, nous avons le sentiment d’être embarqués dans une accélération incontrôlable, fabuleuse et terrifiante, que nous n’avons pas le temps de penser. Pour nous rassurer, nous aimerions contrôler le progrès. La pensée transhumaniste, qui s’appuie pourtant sur une connaissance sans précédent du corps, valorise, elle, le lâcher-prise. Impossible de prévoir, par exemple, ce que donnera le réagencement de la matière à l’échelle des atomes, ni jusqu’où nous pourrons modifier nos cellules ou nos gènes sans toucher à notre identité biologique ni à celle de notre descendance. D’où ce sentiment de vertige.
Du côté des interfaces homme-machine, des stimulateurs cérébraux soignent déjà les TOC, les dépressions graves et permettent aux tétraplégiques de déplacer des objets par la pensée. Les images montrant un malade de Parkinson, emmuré dans ses tremblements, capable tout à coup de se lever et de tourner sur lui-même, sont belles à pleurer4 ! À croire que nous prenons enfin notre revanche sur ce bon vieux destin, trop riche en surprises, trop morbide et, au final, trop sûrement mortel. Grâce au clonage, nous échapperions même à l’évolution biologique naturelle, si lente et aléatoire. « Pourquoi s’arrêter si près du but quand on sait lire les trois milliards de caractères du génome, usiner l’infiniment petit et régénérer les organes ? » interroge Israël Nisand5, fondateur du Forum européen de bioéthique. D’autant plus que la question nous taraude depuis la nuit des temps !
Les dérives du « toujours plus »
Toute-puissance (démesure, disaient les Grecs anciens), perfection, absence de limites : l’utopie transhumaniste surfe sur nos fantasmes les plus profonds. « Ces rêves un peu fous nous permettent bien sûr de nous dépasser, de faire de grandes choses, comme le montrent toutes ces avancées thérapeutiques, constate le psychanalyste Gérard Bonnet. À condition de savoir revenir au réel. » Et de ne pas oublier que ce bouillonnement a aussi sa face sombre. « L’histoire l’a montré, poursuit-il. À chaque pas que fait la civilisation, l’horreur avance aussi. Éros ne va pas sans thanatos. Vouloir -“toujours plus” nous mène autant vers la vie que vers la mort. » Nous affranchir de nos émotions, de notre corps, de notre passé, pour devenir- un homme nouveau : ce mirage ne sonne-t-il pas comme un refrain sectaire ? Comment ne pas redouter la dérive sécuritaire si, demain, nous sommes tous identifiés par des puces implantées sous la peau ? Et puis, tout le monde en aura-t-il les moyens ? Sinon, à quoi ressemblera la vie de ceux qui refuseront de se faire « augmenter » (ou ne le pourront pas) ? Leurs insuffisances ordinaires seront-elles encore soutenues par la société ? Seront-ils considérés comme des « parasites » qui n’ont pas fait l’effort de changer ?
Une quête de perfection
Rassurez-vous, le transhumanisme « ne sera pas un choix radical. Cela arrivera petit à petit, et chaque pas correspondra à une demande du marché », promet le « prophète » Ray Kurzweil6. Comprendre : en bons consommateurs – d’objets connectés, de santé, de jeunesse… –, nous le demanderons à cor et à cri, sans même voir la falaise vers laquelle nous nous précipitons. En Belgique, nous ne faisons pas ce que nous voulons de notre corps : selon la loi de bioéthique du 7 mai 2004, seule la nécessité thérapeutique justifie l’atteinte à son intégrité. Jusqu’à quand ? Et à quel moment nos choix personnels engagent-ils l’avenir collectif ? En nous promettant la liberté absolue par rapport à nos contraintes corporelles, l’idéal transhumaniste nous éblouit, mais il nous laisse seuls face à une responsabilité écrasante.
Comment ne pas être effrayé devant la possible banalisation de l’eugénisme dit « positif », par lequel nous chercherons non plus à éliminer les fœtus présentant de graves malformations mais à choisir les « meilleurs », quitte à ce que cette sélection concerne le sexe ou la couleur des yeux du futur enfant sur mesure ? Comme dans Bienvenue à Gattaca, le film d’Andrew Niccol (1998), nous passerons du refus de la -différence à la quête de l’excellence… voire à la purification génique. Partant de l’idéal louable de soigner les malades, la tentation est celle de l’amélioration. Le célèbre mannequin Aimee Mullins, amputée des deux jambes à 1 an, montre bien l’ambivalence du sujet : si touchante lorsqu’elle évoque la honte liée à son handicap ; si superficielle lorsqu’elle se vante d’avoir « douze paires de prothèses » qu’elle n’a ni à épiler, ni à manucurer. En partageant l’illusion d’un moi sans limites que nous façonnons à notre gré, le courant transhumaniste rejoint ainsi celui du « potentiel humain ». Nous ne serions que des versions bêta de nous-mêmes, prototypes inachevés, toujours à la recherche d’un programme qui nous rendrait plus performants, plus beaux, plus jeunes… Un idéal soi-disant à portée de main, mais impossible à atteindre. D’autant que, ajoute le philosophe Jean-Michel Besnier7, « plus les machines sont puissantes, plus le regard que les hommes portent sur eux-mêmes est négatif ». Nous risquons de tomber dans la « honte prométhéenne », théorisée en 1958 par le philosophe Günther Anders8, « celle qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce projet -intervient à une époque où « l’homme paraît inadapté à la gestion d’une société devenue trop complexe », note l’anthropologue Philippe Breton.
Le corps au rebut
Dans notre quête de perfection, nous aimerions avoir le calme, l’endurance et l’infaillibilité de nos machines. Ne serait-ce que pour nous soulager un peu de la pression qui pèse sur nos petites épaules pas assez productives, trop proches du burn-out. Nous dévalorisons ainsi ce qui fait notre humanité : notre sensibilité, nos incertitudes… et notre corps. Avec un double danger, alerte la psychanalyste Valérie Blanco : « Le premier, individuel, est de réveiller nos angoisses de morcellement. Car, à force de voir le corps en pièces détachées, remplaçables à l’envi, nous pourrions perdre notre sentiment d’unité. » Le second, collectif, est celui d’une uniformisation mortifère : « Lorsque la science, qui valorise les lois universelles, croise la logique capitaliste, qui ne jure que par le -rendement, les individus deviennent des objets évalués, chiffrés, calibrés… puis triés sélectivement. » Exit notre vérité singulière. Dehors, nos individualités si saugrenues. « Nous entrons comme sujets, nous risquons de finir comme déchets », prédit-elle. Sans compter que cette mise à l’écart du corps met aussi en danger nos capacités relationnelles.
La solitude du super-héros
En effet, explique le gestalt-thérapeute Cyrille Bertrand, « s’il est l’appendice de notre cerveau, il n’en reste pas moins un capteur indispensable pour analyser ce que nous vivons les uns avec les autres. Les neurosciences affectives montrent bien qu’une part de nos ressentis nous vient d’autrui. Par empathie, nous les “attrapons”. Quelle sera notre sensorialité et, donc, notre rapport aux autres, si nous nous bardons de prothèses » ? À promouvoir l’autonomie absolue d’êtres humains infaillibles qui n’auraient besoin de personne, nous devenons « un peuple d’uniques où chacun se met en avant, réclamant pour lui toutes les satisfactions tandis qu’il ignore l’autre », écrit Israël Nisand. De véritables sociopathes, bien planqués sous leur carapace, « cherchant à vivre dans une jouissance sans frein ni fin », reprend-il. Avec, au bout du compte, un renforcement de notre solitude. « Comme tous les super-héros », remarque Cyrille Bertrand. Car, ne nous y trompons pas : c’est bien la conscience de nos vulnérabilités qui nous pousse à aller chercher, dans l’amour ou dans l’amitié, ce qui pourrait à la fois nous rassurer et combler notre manque profond. Pour Valérie Blanco, c’est d’ailleurs en cela que réside peut-être notre salut. Non seulement « nous -promettre d’avoir plus – de temps de vie, de capacités, de puissance… – ne répond pas à notre manque à être fondamental, mais cela amplifie l’angoisse au lieu de l’apaiser ». Et tant mieux, ajoute-t-elle, car « ce sentiment d’incomplétude nous pousse les uns vers les autres ». Nous aurons beau changer nos membres, nos organes, nous rajouter des disques durs de mémoire ou manipuler nos gènes défectueux, « nous aurons toujours nos angoisses, nos émotions, les traumatismes de notre enfance, ajoute Gérard Bonnet. Nous sommes des colosses aux pieds d’argile, bâtis sur une fragilité foncière ». Prenons-en soin : c’est elle qui fait notre humanité.
La vie imaginée de Léa, née en transhumanie
2018
La sélection génétique des bébés
Naissance. Je suis un enfant parfait, sans aucun gène défectueux, sélectionné comme tel.
2027
Les robots de compagnie
Nous avons dû éteindre mon robot. Il mordait. Papa dit que c’est un « hackage », Maman que c’est l’obsolescence programmée. Y a-t-il un paradis pour les robots ?
2033
Les hormones anti-crise d’ado
J’ai 15 ans. Mes parents améliorent mon humeur par des injections d’hormones. Ils sont des abrutis d’humains limités, ils ne comprennent rien à ce que je suis.
2036
Les prothèses esthétiques
J’ai 18 ans. Enfin, je peux me faire amputer sans autorisation parentale. À moi les prothèses aux lignes parfaites !
2040
Le processeur sous la peau
Pour le concours de HEC (Hautes études de cybernétique), je me suis implantée un processeur. Je vais griller ceux qui n’ont que des disques durs internes.
2049
Les relations télépathiques
Mariage avec Luc après deux ans de rencontres (et de sexe) par télépathie.
2052
Des performances augmentées
J’ai rencontré Luc IRL1. Il a augmenté son intelligence juste pour moi. S’il pouvait aussi augmenter son sens de l’humour…
1. In real life (« dans la vraie vie »).
2060
Le clonage reproductif
Ma fille a 10 ans. C’est tout moi. Normal, c’est mon clone.
2090
Le téléchargement de soiLuc est mort d’un virus (informatique). Par conviction politique, il ne s’était pas « uploadé ».
2161
L’immortalité
J’ai 143 ans. Je m’ennuie un peu…
1. Dominique Lestel, dans Technocorps,
sous la direction de Brigitte Munier (Éditions François Bourin, 2014).
2. Information annoncée par un laboratoire lyonnais en mai dernier.
3. Laurent Alexandre, dans La Mort de
la mort (JC Lattès, 2011).
4. Voir le documentaire Un homme presque parfait réalisé par Cécile Denjean. Disponible sur Internet.
5. Israël Nisand, dans Où va l’humanité ?
(Les Liens qui libèrent, 2013).
6. Ray Kurzweil, auteur d’Humanité 2.0,
la bible du changement (M21 Éditions, 2007).
7. Jean-Michel Besnier, dans Demain
les posthumains (Pluriel, 2012).
8. Günther Anders, dans L’Obsolescence
de l’homme (édition de L’Encyclopédie
des nuisances, 2002).