Comment une fille peut-elle se construire face à sa mère ? Comment chacune peut-elle trouver sa juste place ? Quels sont les ingrédients nécessaires pour nourrir une relation équilibrée ? C’est le sujet du dossier de ce mois. Il m’interpelle d’autant plus que j’ai évolué parmi sept sœurs et que nous tentions, chacune à notre manière, d’obtenir l’attention sinon les faveurs d’une mère absorbée par l’éducation de ses neuf enfants.

Par Christiane Thiry

J’ai longtemps reproché à ma mère les manques affectifs que pouvait engendrer le fait d’évoluer dans une famille nombreuse. Comment en effet porter attention à huit filles en quête d’identification et d’amour ? D’autant que les rapports qu’elle avait entretenus avec sa propre mère étaient ceux de l’époque : durs et distants. À la campagne et en temps de guerre, il y avait peu de place pour l’émotion et pour l’expression des sentiments. Il lui fallait participer aux travaux de la ferme familiale, parcourir, même en plein hiver, des kilomètres à pied à travers bois, de Zéchery à Redu, pour rejoindre l’école. Subir les privations provoquées par l’occupation : se nourrir de pain noir notamment, envers lequel ma mère éprouve encore aujourd’hui une grande allergie. Consciente des schémas maternels engrangés par les femmes de ma famille depuis bien des années, de l’emprise qu’elles avaient sur leurs filles, des souffrances liées au vide affectif ressenti par ces dernières, j’ai entamé un travail analytique à la naissance de ma fille aînée. Par crainte de reproduire la dureté inconsciente des rapports entre mère et fille, pour éviter à Julie et à ses deux sœurs nées peu de temps après elle de ressentir tout manque affectif majeur et le besoin de fusion qui s’ensuit. Parce que je pressentais qu’en devenant mère comme ma mère, le risque était grand de voir se rejouer le scenario de ce qui s’était vécu précédemment. Alors, au fil des ans, j’ai recherché tous les outils me permettant d’ouvrir ou de maintenir le dialogue avec mes filles, de la méthode Gordon à la CNV en passant par diverses approches pédagogiques. J’ai insisté pour qu’elles fréquentent une école ouverte, l’École Hamaide, pour qu’elles puissent se construire en douceur et non sous la pression ou à coups d’humiliations. Je les ai entraînées dans diverses activités pour qu’elles prennent conscience de leurs ressources et de leurs différences en tentant de ne pas (trop) me projeter sur elles.

Je les aime telles qu’elles sont : Julie, mue par un sens aigu de la justice qui joue de sa parole déliée mais modérée pour la défendre, une jeune femme féminine et tendre ;  Sarah, intransigeante tout en étant douce et attentive aux autres, créative et perfectionniste ; Constance, la passionaria, explosive et joyeuse, engagée et impliquée. Trois jeunes femmes qui savent que la maternité n’est pas leur seul destin, qu’elles peuvent transmettre l’amour et l’égalité. Trois personnalités très différentes de la mienne pour qui je tente d’être un modèle mais surtout pas un moule, trois sœurs qui ont parfois peiné pour trouver leur place face à moi. J’ai tenté de leur communiquer force et énergie et de leur donner un amour que je voulais et que je veux inconditionnel. J’ai commis néanmoins bien des erreurs, mon tempérament impulsif, impatient et exigeant, prenant parfois le pas sur mes intentions de respect et de non-violence. Je m’en suis bien souvent excusée, leur dévoilant mes fragilités et mes faiblesses, leur disant aussi que je faisais ce que je pouvais. Tout comme ma mère a fait ce qu’elle a pu, avec les moyens dont elle disposait, envers moi et mes sœurs. Il m’a pourtant fallu bien du temps pour l’accepter et pour lui manifester tout mon amour.

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Je ne pense pas qu’il nous faut tuer nos mères pour accéder à ce que nous sommes. Il nous faut les traverser, les parcourir pour mieux les comprendre, passer à travers ce qu’elles ont connu, éprouvé et souffert. Il nous faut rendre hommage à celles qui nous ont enfantées. Pour que nos filles et nos petites-filles sortent des scenarii inaccomplis et soient libres d’écrire leur propre histoire.