La question est épineuse. Parce que penser la sexualité n’est pas simple, et parce que, après les vifs débats sur le mariage pour tous qui ont eu lieu en France, le soupçon d’homophobie n’est jamais loin. Pourtant, se demander si l’origine de l’homosexualité est biologique ou psychologique, c’est découvrir nos fantasmes, nos croyances, et les stéréotypes qui nous animent. Par Cécile Guéret
Naît-on ou devient-on homo ? « C’est bien une question d’hétéro ! s’emporte Marc, 42 ans. J’ai l’impression qu’on me demande pourquoi je suis “anormal”, ce qui m’a “traumatisé” ! Ça ravive mes souffrances d’enfant martyrisé, ma honte d’être différent, ma peur d’être rejeté. » Puis, après un silence : « Mais je dois avouer que je me la suis posée. Et pas qu’une fois. » La question est compliquée. D’abord parce que, après les -violents débats sur le mariage pour tous qui ont agité la France, le soupçon d’homophobie n’est jamais loin. Ensuite parce qu’il nous est impossible de penser la sexualité en ignorant les pulsions et les fantasmes inconscients qui la constituent. « Jamais résolue, à la fois libre et réactionnaire, l’énigme du sexuel nous exalte et nous terrifie », souligne le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez1. « Méfions-nous des idéologies et des phobies qui peuvent infiltrer nos élaborations théoriques. Méfions-nous aussi de notre tendance à dire les normes », avertit le psychanalyste Patrick de Neuter2. Qu’est-ce qu’être une femme, un homme, un couple ? L’homosexualité interpelle nos modèles et nos croyances, fondements de notre identité difficiles à interroger.
Plusieurs hypothèses
Pour éclairer l’origine de l’homosexualité, deux grands types de théories sont invoquées : celles dites « essentialistes », attribuant un rôle prépon-dérant aux effets biologiques ; et celles pour lesquelles le milieu parental, -éducatif, social l’emporte (lire encadrés pages suivantes). Les premières ont le vent en poupe en Grande-Bretagne et aux États-Unis, mais pas Belgique ou en France. Selon le neuroendocrinologue Jacques Balthazart, notre « opposition farouche à l’idée d’une contribution génétique » viendrait notamment de « la très puissante psychanalyse postfreudienne3 ». Mais « aucun des facteurs biologiques identifiés n’est à même d’expliquer à lui seul l’homosexualité chez tous les individus ».
Pour ce qui est de la psyché, nombreuses sont les hypothèses avancées : héritage transgénérationnel, influence de l’imaginaire parental, absence de modèle du même sexe, identification contraire aux désirs parentaux… Pour la psychanalyste Susann Heenen-Wolff, « il n’y a pas de constellation familiale ni d’enfance typique aux homosexuels. Ils sont aussi bien portants ou malades et aussi différents les uns des autres que les hétérosexuels ». Sans compter que les homosexualités sont aussi complexes, diverses et singulières que les individus qui les vivent. D’ailleurs, ajoute Serge Hefez, « si l’on s’interroge sur le “choix” homosexuel, le “choix” hétérosexuel ne va nullement de soi et pose autant de questions sur le plan psychique ». Impossible, donc, d’établir une étiologie. « En 1905, Freud a sorti les homosexualités du champ des perversions […]. Il les a fait entrer dans le champ élargi d’une sexualité universelle », rappelle le -philosophe et psychanalyste Claude Rabant4. Dommage que l’American Psychiatric Association et l’Organisation mondiale de la santé aient attendu 1973 et 1993 pour faire de même. « Chercher une explication, c’est considérer que c’est une tare », souligne Mathieu, 24 ans, qui pèse ses mots « pour ne pas donner de billes aux homophobes ». Une tâche ardue, car les mêmes énoncés peuvent autant renvoyer à une volonté d’émancipation que d’éradication.
Rien d’anodin dans ces recherches
L’argument génétique, par exemple, est aujourd’hui mis en avant par les militants gays et lesbiens américains face à la droite religieuse : si c’est biologique, ce n’est pas « contre nature ». Cette même hypothèse héréditaire a, hier, justifié des stérilisations et peut, demain, faire craindre un eugénisme prénatal. Idem pour les recherches en endocrinologie, qui renvoient aux injections d’hormones pratiquées par les nazis, ou aux États-Unis jusque dans les années 1960. De la même façon, les travaux du neuroscientifique Simon LeVay sur l’hypothalamus des gays, toujours pour prouver la naturalité de l’homosexualité, évoquent paradoxalement les tentatives de traitement par lobotomie aux États-Unis ou dans l’ex-URSS après 1945. Les barbaries pour éradiquer ou « traiter » l’homosexualité sont si nombreuses qu’aucune recherche n’est anodine ! Côté psyché, ce n’est pas mieux, nombreux étant « les thérapeutes rétrogrades, mauvais lecteurs de Freud, qui y voient une évolution infantile pathologique. Jusqu’à peu, le but de la cure était de la guérir. Sauf que, bien sûr, personne n’y arrivait jamais », explique Susann Heenen-Wolff. Qui rappelle que le père de la psychanalyse « trouvait aussi absurde et vain de vouloir rendre un homo hétéro que l’inverse ». Et pourtant : thérapie d’aversion, vomitifs, électrochocs, hypnose…, les homos ont été des « cobayes privilégiés pour toute une série de méthodes de “rééducation comportementale” », détaille le sociologue et historien Pierre-Olivier de Busscher5. Des groupes d’entraide américains comme les « ex-gays », dénoncés par Barack Obama en avril mais soutenus par la puissante droite religieuse, proposent même des -ateliers de maquillage pour lesbiennes et de mécanique pour gays.
Françoise, 50 ans, logisticienne dans l’humanitaire
“Je dirais que je suis née homo”
« C’est une question intéressante intellectuellement, mais je ne me la pose pas vraiment à titre personnel. J’ai toujours su que j’aimais les femmes, bien avant que je connaisse le
mot et son implication sociale. Dès la maternelle, j’avais une attirance très claire pour les filles. Pas sexuelle, mais un engouement naturel. Je n’ai rien contre les hommes, c’est juste que je ne tombe pas amoureuse d’eux. Je m’identifiais peut-être à un garçon, je ne sais pas. J’ai toujours été plus Zorro que Cendrillon ! Je dirais que je suis née homo, mais je n’ai jamais trop cherché d’explications, scientifique ou familiale. Peut-être que cela remonte à ma toute petite enfance, avant 3 ans, quand mon père était absent.
Il est probable qu’à ses retours de voyage il avait du mal à trouver sa place entre ma mère et moi, à s’intégrer à notre duo. Je me fiche de savoir si cela a été déterminant. Chromosome ou pas, je suis lesbienne par nature et par choix, et ça ne m’a jamais posé de problème existentiel. »
À qui la « faute » ?
Cela prêterait à rire si ce n’était tragique. Le taux de suicide des homos, bi et trans est largement supérieur à la moyenne6. « Quand je m’en suis rendu compte, à 14 ans, j’ai lutté contre. J’ai tout fait pour être hétéro », confie Thomas, 25 ans, qui vient « d’un milieu traditionnel, catholique, préoccupé par le qu’en-dira-t-on. Puis je me suis raccroché au fait d’être peut-être bi : ce n’était pas perdu. Avant de réaliser à 20 ans que j’étais “condamné” à m’accepter ». Car derrière la recherche de la cause surgit celle de la culpabilité. À qui la « faute » ? À une société dégénérée, en perte de repères, comme le pensaient les aliénistes du XIXe siècle ou certains encore aujourd’hui ? Ou à un schéma trop traditionnel opposant des mères fusionnelles à des pères absents ? « J’ai toujours été proche de ma mère. Mais je n’ai jamais été un garçon manqué, comme on l’imagine souvent à propos des lesbiennes », souligne Amélie, 31 ans. Pour Thomas, « s’il était prouvé que c’est acquis, mes parents se penseraient responsables d’avoir perverti un enfant né pur. De mon côté, j’aurais échoué à ne pas être devenu hétéro. Je me reprocherais d’avoir été trop faible, pas assez rigoureux, de m’être “laissé aller” à mes fantasmes homos. Même si je sais aujourd’hui que je n’ai pas eu le choix ».
Selon le psychiatre et anthropologue Philippe Brenot, la notion psychanalytique de « choix de l’objet sexuel » elle-même est connotée moralement, car elle sous-entend « une décision engageant la liberté de l’individu. Or, l’orientation sexuelle ne se décide pas7 ». Elle s’impose. Pour Françoise, Francis, Louise (lire témoignages) et Marc, l’évidence physique est d’ailleurs une preuve du caractère inné de leur orientation. « Quand je vois ma compagne, j’ai un élan de désir. Alors qu’en face d’un garçon je suis anesthésiée », constate Amélie. « On ne devient pas homo. On réalise un jour qu’on l’est, et on décide ou pas de l’assumer et de le dire », résume Mathieu. « En matière psychique, ce sont des choix qui échappent à la conscience et qui s’imposent aux individus dans la toute petite enfance, précise Serge Hefez. Dès le début, nous sommes assignés familialement et socialement à des places, à des rôles. On voit bien, par exemple, que les parents ne portent pas de la même façon un nourrisson fille ou garçon. Ces postures imprègnent nos corps, nos cerveaux, l’image que nous avons de nous-mêmes. Et ce n’est rien par rapport aux injonctions sociales qui suivent ! » Mais qu’est-ce qui fait qu’un enfant accepte telle prescription et en refuse une autre, s’identifie à un parent et pas à un autre ? « Il trie, il choisit. Il se positionne ainsi existentiellement. » « Biologique ou psychologique, je n’aime pas l’idée de trouver une cause définitive qui nous mettrait dans une case », ajoute Amélie.
Francis, 50 ans, gestalt-thérapeute
“La relation avec mon père y est pour beaucoup”
« Je me suis longtemps interrogé. Je pense que la relation avec mon père y est pour beaucoup. Non qu’il soit responsable, mais le fait qu’il ne m’ait jamais dit qu’il m’aimait ni soutenu dans ma masculinité m’a poussé à chercher quelque chose de la puissance paternelle. Comme s’il y avait un mystère masculin à percer, un modèle à trouver. Ma mère et moi étions très fusionnels, elle rêvait d’ailleurs d’avoir une fille “pour être proche d’elle”. Son désir a-t-il été si fort que je suis devenu gay ? En tout cas, personne ne m’a jamais appris à être un garçon. D’avoir ensuite été en pension à 7 ans, maltraité par mes camarades parce que j’étais sensible, fluet, ou que je ne savais pas me battre, m’a encore plus coupé des autres et de moi-même. Si bien que j’ai essayé de me persuader que j’aimais les femmes. Mais c’était intenable. À 20 ans, j’ai cessé de faire semblant. J’ai quitté la fille avec qui j’étais depuis cinq ans, admis que les hommes m’attiraient et, surtout, choisi de le vivre. »
Le résultat d’un long parcours
Qu’elle se rassure : dans toutes ces théories, le délai entre l’origine éventuelle de l’homosexualité et le fait de la vivre rend tout lien de cause à effet impossible. Encore plus depuis que les découvertes sur la plasticité du cerveau et l’épigénétique ont montré l’interaction complexe et perpétuelle entre corps et psyché, individu et environnement. « L’identité homosexuelle n’est pas donnée », c’est un processus, le « résultat d’un long parcours » fait d’expériences érotiques, de peurs, de doutes, de croyances, de -fantasmes, de désirs, de renoncements, d’attachement amoureux, de recherche de plaisir et de bonheur. Autant de pièces de puzzle qui se retrouvent « dans une définition et une acceptation de soi », avance la psychothérapeute Marina Castañeda8.
Ni tout-puissants ni formatés, « nous existons entre liberté et contraintes, entre inné et acquis », conclut Serge Hefez. Et en perpétuel ajustement, jusqu’à la fin de notre vie.
Louise, 28 ans, en reconversion professionnelle
“Ma certitude : j’ai ces deux parts en moi”
« L’homosexualité est une prédisposition naturelle que j’ai développée. Dès le collège, j’aimais embrasser les filles et les garçons. Ce n’est pas figé et j’essaye de ne pas me définir à travers ma sexualité. J’ai cherché à me mettre dans une case : homo ou hétéro ? En vain. Je me suis demandé d’où ça venait : mes parents qui avaient des amis gays ? Le fait que ça n’a jamais été tabou ? Ma mère indépendante qui m’a appris à me débrouiller sans homme ? Certes, j’ai manqué du regard de mon père et j’ai eu l’impression d’être zappée à côté d’un frère adulé. Mais peut-être suis-je sortie avec des femmes pour faire chier le monde, pour être différente. Ma certitude : j’ai ces deux parts en moi. J’ai aimé et vécu avec une femme pendant neuf ans, et j’ai toujours eu du désir pour des hommes. À 90 ans, peut-être, on pourra me mettre une étiquette : “A été homo 70 % de sa vie”. Mais l’important, c’est surtout de savoir si j’ai été heureuse. »
1. Serge Hefez, auteur du Nouvel Ordre sexuel (Le Livre de poche, 2013).
2 et 4. Dans Homosexualités et Stigmatisation, coll. (PUF, 2010).
3. Dans Biologie de l’homosexualité de Jacques Balthazart (Mardaga, 2010).
5. Dans Dictionnaire de l’homophobie, sous la direction de Louis-Georges Tin (PUF, 2003).
6. Source : Les Minorités sexuelles face
au risque suicidaire de F. Beck, J.-M. Firdion, S. Legleye et M.-A. Schiltz (INPES, 2014).
7. Dans Homo ou hétéro, est-ce un choix ?
de Philippe Brenot (L’Esprit du temps, 2015).
8. Marina Castañeda, auteure de Comprendre l’homosexualité (Pocket, 2014).