Enfant mystique, adolescent cherchant les réponses en lui, chirurgien démissionnant le jour de sa nomination à un poste hiérarchique à Bordet pour suivre son intuition et devenir psychothérapeute, Thierry Janssen avance en cohérence sur son chemin initiatique. « Je suis un moine d’une certaine manière », dit-il au sortir d’une retraite de deux ans, avec le sujet de son prochain livre gravé au plus profond de lui : la spiritualité.
Par Isabelle Blandiaux – Photos Emmanuel Laurent
Une présence magnétique. À force de travailler son énergie par le qigong et d’explorer sa vie intérieure par la méditation, Thierry Janssen rayonne de tout son être. Tout autour de lui, son aura rejaillit. Ce méditant sort de deux années d’une retraite qui l’ont emmené dans une « nuit noire de l’âme », puis relié à son essence profonde, au Soi paisible et silencieux, à l’amour inconditionnel et universel que jamais il n’appelle Dieu. La spiritualité est pour lui humilité, humanité, reliance à plus grand que soi, transcendance et unité. Son ascèse lui a permis de se sentir légitime pour créer son École de la Présence thérapeutique1. « J’ai traversé le désert mais cela m’a permis de faire la différence entre exister et être. Tout doit passer par l’expérience chez moi, je ne suis pas l’intellectuel que l’on croit. Je ne peux poser des mots que sur ce que j’ai vécu. » Thierry Janssen est habité par le sujet de son prochain livre, la spiritualité, sur lequel il lève un coin du voile lors d’une conférence organisée par Psychologies le 3 décembre à Flagey2, « De la psychologie à la spiritualité : le chemin du retour à l’essentiel ». « La psychologie explore notre personnalité ; la spiritualité nous invite à mettre cette personnalité au service de plus grand que nous », explique-t-il. « Il s’agit d’éviter de tomber dans le piège d’un développement trop personnel et individualiste. Dépasser nos préoccupations égotiques pour exprimer le meilleur de nous-mêmes au service des autres et de la vie. Intuitivement, nous pressentons que c’est le chemin qu’il nous faudrait emprunter. »
Psychologies : Pourquoi avez-vous effectué cette retraite qui a duré deux années ?
Thierry Janssen : J’ai éprouvé le besoin de me retirer à quatre reprises dans ma vie. Les trois première fois, je me suis isolé pour éviter les sollicitations ou les tentatives de culpabilisation venant de mon entourage. Certains me jugeaient égoïste. D’autres prétendaient que je fuyais mes responsabilités. J’écoutais simplement l’appel de la vie à l’intérieur. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai un grand besoin de calme et de silence. Quand je m’agite trop à l’extérieur, je deviens tendu, parfois même agressif. C’est le signe qu’il me faut ralentir et me ressourcer. Répondre à cet appel est, pour moi, une question de cohérence. C’est d’autant plus important que j’invite les patients que j’accompagne à faire la même chose. Mes retraites servent à m’épurer, à m’approfondir, à incarner le message que je porte, à me rendre plus juste et plus disponible. En cela, elles sont altruistes. Cette fois, j’ai décidé de ne pas m’isoler, de rester dans mon cadre de vie habituel, tout en étant libéré de mes activités de consultations, de conférences ou d’enseignement.
Aviez-vous aussi des objectifs précis ?
T.J. : Je voulais me mettre à l’épreuve. Vérifier l’existence d’un espace intérieur suffisamment vaste et apaisé pour pouvoir observer l’agitation du monde, sans me couper de lui, tout en restant serein et aimant. Il s’agissait de me sentir légitime avant d’ouvrir l’École de la Présence Thérapeutique (EDLPT). En 2009, je suis tombé malade à force de trop voyager pour enseigner cette présence aux professionnels du soin et de la relation d’aide. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de créer une école à Bruxelles. Accompagner autrui sur un chemin nécessite d’avoir au moins fait quelques pas avant lui, non pas pour l’emmener là où nous voulons aller mais pour lui montrer les pièges et les opportunités de sa quête. J’avais imaginé que ma retraite me permettrait d’écrire. L’écriture est, pour moi, la manière dont j’intègre mes expériences.
Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu ?
T.J. : J’ai commencé à écrire mais, très vite, j’ai été bloqué dans mon élan. En lisant mes mots je n’entendais pas ma voix. Il y avait une distance, une froideur. Mon mental avait pris trop de place. Et qui dit mental dit ego, donc peur. En fait, je redoutais d’être jugé si je parlais de spiritualité, d’essence et de transcendance. Je me suis donc auto-saboté. J’ai rédigé quatre manuscrits mais aucun ne traduisait ce que j’avais à donner du plus profond de mon cœur. J’ai souvent déclaré ne pas être identifié à ce que je faisais. À travers ce blocage, j’ai découvert que ce n’était pas vrai. J’étais très identifié à ma fonction d’auteur. Je me suis donc obstiné à vouloir écrire. Plus j’essayais, plus mon mental prenait le contrôle et moins mon cœur restait ouvert. Je me suis épuisé. Découragé. J’ai commencé à éprouver des envies suicidaires. Comme si mon ego avait décidé de tout casser plutôt que de lâcher prise. Des amis psychiatres m’ont recommandé de prendre des antidépresseurs. Je n’ai pas suivi leur conseil car je pense que beaucoup de dépressions sont en réalité ce que le mystique chrétien Jean de la Croix appelait des « nuits noires de l’âme ». J’ai donc accueilli cette traversée du désert comme un cadeau sur mon chemin spirituel, une opportunité de mieux comprendre les défenses de l’ego, une invitation à retourner à l’essence.
Comment vous êtes-vous relevé de cette plongée dans les abîmes ?
T.J. : En restant présent à moi. J’ai accepté de vivre l’inconfort et même la souffrance de cette situation sans chercher à la fuir. J’aurais pu partir en voyage pour me changer les idées. J’ai préféré observer mon ego qui se débattait entre son obstination à vouloir écrire pour exister et sa volonté de tout détruire pour continuer à garder le contrôle. Cela m’a permis de comprendre que je n’étais pas cet ego en souffrance puisqu’il y avait quelqu’un, au fond de moi, capable d’observer son agitation tout en restant paisible et silencieux. Cette expérience initiatique m’a vraiment permis de contempler mon Moi sans m’identifier à lui. J’ai réalisé que j’étais avant tout l’essence paisible et silencieuse qui existe malgré les tourments du Moi personnel. Cette essence est pure conscience : le Soi non personnel qui accueille et contient tout ce qui est sans jugement. Elle est acceptation sans condition. Cet amour inconditionnel a dissout les peurs de mon ego. Il m’a permis de lâcher prise. J’ai eu l’impression de me réveiller. Et, chose absolument incroyable, deux jours plus tard, votre rédactrice en chef, Christiane Thiry, m’a proposé de faire cette interview et une conférence pour Psychologies. J’y ai vu le signe d’un retour à la vie. La vie est généreuse pour qui accepte de la vivre pleinement malgré ses tourments. Au-delà des peurs et des défenses de l’ego, elle conspire à créer de la vie.
Vous étiez prêt, dès lors, à ouvrir l’École de la Présence Thérapeutique ?
T.J. : Être présent à soi c’est développer une présence au Soi, je dirais même : une présence du Soi. C’est réaliser la pure conscience paisible et silencieuse que nous sommes malgré la confusion de nos sensations, les perturbations de nos émotions, l’agitation de nos pensées et l’enchaînement de nos comportements. C’est témoigner de l’acceptation et de l’amour inconditionnel. Le défi est de taille dans nos sociétés où tout est fait pour se distraire, éviter l’inconfort, valoriser les egos, renforcer l’individualisme et le sentiment d’exister. ‘Exister’ vient de ‘existare’ en latin qui signifie ‘se poster au dehors’. Exister c’est vivre à l’extérieur, faire et avoir pour paraître. ‘Être’ vient de ‘essere’ qui est lié à ‘essentia’ : l’essence, ce qui reste lorsque l’éphémère a disparu. Être c’est vivre depuis l’essentiel, au service de l’essentiel. C’est ce qui manque dans nos sociétés. Nous sommes tellement loin de l’essentiel, privés de silence, de paix et d’amour, déconnectés de la vie. L’EDLPT s’adresse en premier lieu aux soignants car ils ont choisi d’apporter de la guérison et du mieux-être autour d’eux. Mais comment pourraient-ils le faire si eux-mêmes sont déconnectés de la vie, non présents au Soi essentiel ? Je suis rempli de joie en voyant des médecins, infirmiers, ostéopathes, kinésithérapeutes, praticiens de médecines non conventionnelles, psychothérapeutes, psychanalystes, s’engager dans le programme d’Initiation et d’Accompagnement à la Présence thérapeutique. Un programme de trois ans car la présence à soi et au monde ne peut s’apprendre en deux week-ends. C’est un chemin. Une initiation et non une formation car les formations nous apprennent à faire alors que les initiations nous apprennent à être.
En quoi consiste au juste cette initiation ?
T.J. : J’ai fréquenté plusieurs sociétés traditionnelles, notamment des Aborigènes en Australie. Là-bas, le futur soignant doit se soumettre à un rituel initiatique qui le confronte à ses peurs et lui fait découvrir sa nature profonde. Cela manque cruellement dans nos écoles. Nous apprenons à faire sans trop nous demander qui nous sommes quand nous faisons les choses, ni pourquoi nous agissons. En ce sens la création de l’EDLPT est un manifeste politique, une proposition qui devrait inspirer d’autres initiatives et, je l’espère, finira par être intégrée dans les cursus académiques. On y explore notre Moi, personnalité faite de peurs et de défenses, moyen de nous adapter pour survire. On y découvre le Soi, l’essence universelle, espace de silence et de paix qui est avant que nous existions et qui sera encore après que nous ayons cessé d’exister. Les moyens d’y parvenir sont issus des approches psycho-corporelles car ce qui est enseigné ne peut reposer sur des croyances intellectuelles. Cela doit être vécu de manière concrète à travers l’expérience émotionnelle, dans le corps. Il y a aussi la méditation et ce que j’appelle les « plongées dans le silence intérieur ». La démarche est résolument spirituelle dans le sens où elle participe à une meilleur connaissance du ‘spiritus’ – le souffle : l’esprit de l’être.
Vous avez toujours été connecté à la part spirituelle en vous, dès l’enfance ?
T.J. : J’étais un enfant plutôt mystique. À l’âge de 5 ans, j’ai commencé à éprouver un grand attrait pour la civilisation des pharaons. C’était mon univers fantasmé. Je me prenais pour un prêtre égyptien. On aurait pu dire que j’avais une tendance schizoïde. Mes parents ont eu l’intelligence de ne pas contrer ma passion égyptologique. J’étais hypersensible, j’avais un corps disgracieux – trop maigre – et maladroit. Les autres enfants se moquaient de moi. J’avais peur d’eux. C’est grâce à la danse que j’ai pu ‘descendre sur terre’ et m’incarner. Spontanément, instinctivement, je dansais seul dans ma chambre. Vers l’âge de 12 ans je me suis demandé si je n’allais pas devenir prêtre dans la religion catholique où j’ai grandi. Mais j’y trouvais trop d’incohérence entre le discours et les actes. Cela me révoltait. Puis à 17 ans, j’ai été confronté à la mort de mon meilleur ami. J’ai fait un rêve qui a changé ma vie. J’étais dans une cathédrale gothique, un doigt pointait vers mon coeur et j’ai entendu une voix qui disait : ‘Dieu est en toi’. De cette nuit-là, j’ai commencé à chercher les réponses à l’intérieur de moi, dans la contemplation et la méditation, en connexion avec plus grand que moi, ce que certains nomment Dieu et que je préfère appeler la vie, pour éviter de plaquer un concept personnel sur ce qui est une expérience non personnelle et universelle.
Quand et comment avez-vous commencé à méditer ?
T.J. : J’ai toujours été assez contemplatif. Enfant, mes parents considéraient que j’étais oisif. Moi je savais que j’étais en train de goûter à la joie d’être, tout simplement. Je médite depuis une vingtaine d’années et de façon plus assidue depuis cinq ans. Progressivement, ma pratique s’est transformée en de courtes plongées dans le silence intérieur, régulièrement au cours de la journée. J’observe alors l’agitation extérieure tout en restant paisible, silencieux et aimant à l’intérieur. Je pratique aussi le qigong et le tai chi qui sont un bon complément en mouvement.
Quelle est la différence entre la méditation de pleine conscience et celle, plus profonde, que vous évoquez ?
T.J. : « Pleine conscience » est une traduction maladroite de « mindfulness » qui signifie littéralement : plein mental, pleine capacité cognitive, et que l’on devrait plutôt traduire par « pleine attention », « présence attentive » ou « conscience discriminante ». C’est une première étape, durant laquelle notre mental est encore actif, occupé à constater ce qui se produit dans l’instant. Les sensations, les émotions et les pensées s’apaisent. Le stress diminue. On peut alors arrêter d’être attentif à ce qui naît dans la conscience pour écouter le silence intérieur. Nous constatons aussitôt que nos sensations, nos émotions et nos pensées s’alimentent les unes et les autres dans une suite de manifestations transitoires. La seule chose qui reste immuable est l’espace silencieux de la pure conscience au-delà. Les bouddhistes parlent de vacuité : un vide rempli de tous les possibles, notre nature ultime, la source de tout ce qui naît en nous. À force de plonger dans le silence intérieur, notre Moi se dissout dans l’espace du Soi. Cela donne le vertige au point de ne durer que quelques instants au début. Mais nous retrouvons la liberté de choisir. Dans mon expérience, cela me permet d’arrêter de simplement réagir de façon conditionnée en vertu des peurs et des défenses de ma personnalité pour, enfin, répondre de façon consciente en décidant de mettre les merveilleuses capacités de mon ego au service de plus grand que moi. Au service du silence, de la paix et de l’amour.
Quelle est votre définition de la spiritualité ?
T.J. : La spiritualité est, il me semble, la plus haute expérience que nous pouvons faire. C’est le moyen de découvrir, de réaliser et d’accomplir ce qui est immuable et éternel en nous : le silence, la paix et l’amour inconditionnel. Écouter le silence en tout être et en toute chose est l’attitude la plus spirituelle que je connaisse. Voilà pourquoi nous sommes si joyeux au contact de la nature. Car la joie est le signe de notre connexion à l’essence. Ce n’est pas un contentement provoqué par des circonstances extérieures mais plutôt une émotion de pleine vitalité qui surgit depuis l’intérieur, quelle que soit la situation que nous vivons. Inévitablement la spiritualité nous relie à tout, au Tout. Elle nous fait éprouver le sentiment d’unité. Elle devient alors un humanisme qui incite à exprimer le meilleur de soi, en lien avec les autres, au service de la vie. Elle est une dimension absolument nécessaire qui permet à l’être humain de trouver sa juste place dans la nature, au sein du cosmos.
Pourquoi l’Occident est-il si méfiant à l’égard de la spiritualité ?
T.J. : Tout vient, je crois, de la grande confusion qui existe entre les notions de spiritualité et de religions. Les religions tentent de traduire et d’appliquer ce que nous enseigne la spiritualité. Ce sont des institutions humaines qui tombent souvent dans les pièges des mots et les travers de nos egos. Elles se perdent dans les débats intellectuels au service d’aspirations personnelles et individuelles. La spiritualité est au-delà des mots, elle décrit l’essentiel, elle est universelle. L’Occident a vécu des heures très sombres à causes de querelles égotiques et intellectuelles des religions. Il est donc temps d’oser parler de spiritualité sans forcément en faire une question religieuse.
1. www.edlpt.com
2. www.psychologies.com
Infos: www.thierryjanssen.com