La cueillette de la rose de mai à Grasse est un temps suspendu où la magie de l’éphémère rejoint les gestes ancestraux, dans un air saturé de notes miellées, poivrées, florales, vertes. Souvenirs d’une matinée au soleil dans la peau du cueilleur aux mains parfumées, avec la responsable du Domaine de Manon, Carole Biancalana, et le parfumeur-créateur de la maison Dior, François Demachy. Par Isabelle Blandiaux- photos Serge Anton
Un portail étroit, le long d’une petite route qui surplombe les champs avec les Préalpes pour horizon. Il n’est que 8 heures en cette journée de la mi-mai et dans un ciel limpide, le soleil chauffe déjà la terre. Dès la descente de voiture, au bas de l’allée, les narines s’affolent. En s’approchant des vastes étendues de fleurs, se confirme la première impression de rentrer dans un flacon de parfum géant de J’Adore L’Or de Dior. La rose centifolia et le jasmin grandiflorum sont cultivés depuis quatre générations par la famille de l’actuelle responsable du Domaine de Manon, Carole Biancalana. « Je suis née ici, j’ai grandi ici, j’habite ici. Quand j’étais plus jeune, j’ai fait des études et j’ai voyagé. Puis j’ai décidé de revenir à l’exploitation à l’âge adulte. Mais c’était un vrai choix. Les choses imposées sont mal faites de toute façon. » Cette passion pour la nature, ses miracles parfumés, son équilibre délicat pousse toujours en elle, c’est manifeste. Toutes les dix minutes, elle prend des photos de la vallée buissonnante face à nous, où s’allument de plus en plus de points roses. « J’ai des milliers de clichés… Tout change tout le temps : la lumière, le parfum, le spectacle avec les roses qui s’ouvrent à mesure que le soleil monte. » Les cueilleurs ont quelques heures, jusqu’à 11 heures environ, pour capturer les fleurs au sommet de leur potentiel olfactif. « On cueille celles qui sont ouvertes tous les jours pendant environ un mois, en mai en général. Mais la nature n’a pas de calendrier. Pour la taille et le greffage, c’est une adaptation permanente tout au long de l’année. Dans ce métier, ce que j’aime c’est qu’on est tout petit. C’est mère nature qui décide avec ses conditions climatiques et nous la suivons. » Reçu cinq sur cinq. Humilité, joie, sentiment de connexion, de reliance au monde et à la nature, pas moins que ça, nous animent lorsque nous prêtons mains fortes et délicates aux cueilleurs en ce qui restera l’une des plus grosses journées de récolte avec un butin de plus de 250 kg de roses. Gestes simples et de plus en plus précis, textures douces, notes enivrantes, couleurs éblouissantes, le mental se calme et les sens se régalent.
Le bon sens paysan au service des essences
« J’ai des cueilleurs et cueilleuses formidables », reprend Carole Biancalana. « Quasiment les mêmes chaque année : s’ils voient des taches rouille ou noires sur les feuilles, ils les enlèvent, les mettent dans une poche réservée à cet effet, puis on les brûle. Par l’observation, on évite des tas de problèmes. C’est le bon sens paysan qui m’a été transmis. Nos roses sont sans engrais chimique, sans pulvérisation, elles poussent au rythme des saisons et dans des conditions naturelles, donc leur parfum est d’autant plus intense. Moins on intervient et plus les rosiers se débrouillent. La production n’est pas moindre en agriculture biologique, elle est juste différente ou décalée. L’oseille sauvage est revenue et on la laisse parce qu’elle attire les pucerons. On a mis des coccinelles – qui se nourrissent de pucerons – en 2002 et elles se sont multipliées. Tout est question d’équilibre. » Autre principe d’excellence et d’exigence : la distillation se fait à proximité du champ, pour préserver le parfum de ces fleurs fraîches exceptionnelles qui s’oxydent très rapidement. « Quinze minutes après le départ de l’exploitation, les sacs de roses sont dans les extracteurs, le solvant et le processus démarre. Pédoncules, pétales et pistils : on récupère la concrète de la fleur entière. Et à la fin de la récolte, on mélange toutes ces pâtes, puis on fait la distillation et on obtient l’absolu. Les variations liées aux différentes conditions climatiques sont minimes d’une année à l’autre mais existent, cela fait partie de la richesse du naturel. »
Pendant trois siècles, tout le monde à Grasse et dans les alentours vivaient du parfum. Des 5000 producteurs durant les années 30, il ne reste qu’une vingtaine aujourd’hui mais un regain d’intérêt se fait sentir chez une jeune génération sensibilisée au développement durable. Maurin en fait partie. Il travaille à l’année au Domaine de Manon, tout en y apprenant le métier. « Si tout se passe bien, je voudrais me lancer comme producteur, la clé étant de trouver des terrains. Je suis né à la campagne, j’ai travaillé dans les champs mais je n’ai pas fait d’études dans ce domaine. Je me forme ici, à la source du savoir. Un savoir qui se perd puisqu’au lycée horticole d’Antibes, on n’apprend pas à greffer le rosier par exemple. »
Imiter la nature, une oeuvre inachevée
Toute la production du domaine – rose et jasmin – est dédiée aux parfums Christian Dior. « Grâce aux partenariats que signe LVMH avec les producteurs, on peut s’installer puisqu’on a l’assurance de vendre ses fleurs », ajoute Carole Biancalana. « Nous savons exactement où vont nos roses et notre jasmin, et on les reconnaît. Je suis une des premières personnes à avoir senti le parfum J’Adore L’Or. Vous imaginez les frissons que j’ai ressentis… »
Enfant du cru, le nez François Demachy continue à venir s’inspirer en bord de champs, animé par la quête d’une vie : capturer l’âme d’un instant dans la nature. Une oeuvre inachevée. « Quand on sent les fleurs sur pied, on découvre toujours de nouveaux accents. Là, maintenant, l’air est un peu sec mais il y a une heure, il y avait plus d’humidité et l’odeur était formidable. Je voudrais essayer de la reproduire mais pour le moment je n’y arrive pas. Suivant le moment de la journée, la rose change de parfum. Certaines sentent plus poivré, d’autres plus miellé, plus géraniol, citronellol… Moi qui suis très tactile, j’aime également toucher les matières. Discuter avec le producteur permet aussi de lancer de nouveaux projets. J’ai besoin de beaucoup de roses et je n’en ai pas assez, sachant qu’il en faut 20 à 25 kg pour faire 100 ml de J’Adore L’Or. On en utilise aussi dans Miss Dior. »
Il n’y a qu’ici, sur ce terroir du corridor de Grasse, entre les brises maritimes humides et la protection naturelle des montagnes, que la rose centifolia livre une telle symphonie olfactive. « Nous sommes sur un lieu béni des dieux qui bénéficie d’un microclimat. On sent les différences quand on compare ces roses à celles qui poussent à 1 km d’ici. J’ai grandi sur la colline en face et ces parfums ont bercé mon enfance. Adolescents, nous sortions dans des boîtes de nuit à Valbonne pendant l’été. J’ai encore en tête les odeurs de jasmin que nous respirions quand nous rentrions à vélo par les champs, tôt le matin. Ce n’est pas de la nostalgie mais j’ai envie que ces produits continuent à vivre et se redéveloppent. L’absolu de rose centifolia d’ici vaut 5 fois plus cher que celui de rose turque et le jasmin de Grasse 25 fois plus cher que le jasmin d’Inde ou d’Égypte. Mais ils font la différence dans un parfum. »
Précieux flacons d’essences
J’Adore L’Or de Dior. 131,50€ les 40 ml.
Cuir d’Ange, collection Hermessence, de Hermès. 170€ les 100 ml (dans les boutiques Hermès).
Soir de Lune de Sisley. Édition limitée (6000 exemplaires). 222€ les 100 ml.
Coffret Flower by Kenzo L’Élixir. 91,50€ les 50 ml et 15 ml d’eau de parfum.
Angel Édition Passion de Thierry Mugler. 100€ les 50 ml d’eau de parfum (ressourçable).
Romance Deluxe Atomizer de Ralph Lauren. 105€ les 100 ml (chez Planet Parfum).
Ambre Eccentrico, Armani/Privé de Giorgio Armani. 180€ les 100 ml (à la boutique Armani, chez Galeria Inno, Parfuma et Paris 8).
By the Fireplace (Chamonix, 1971), collection Replica, de Maison Margiela. 90€ les 100 ml.