Par Armand Lequeux
Etre vrai : voici une exigence contemporaine qui se manifeste avec de plus en plus d’intensité. C’est une valeur positive, bien entendu, mais cela n’empêche pas de se poser la question de ses limites. Il ne s’agit pas de la Vérité entendue comme le concept désincarné qui, depuis Platon et Aristote, n’a jamais cessé de hanter la pensée occidentale, au point d’être devenu un monument qui ne peut se visiter qu’avec l’accompagnement d’experts de haut vol dans le domaine des sciences et de la philosophie. Il ne s’agit pas non plus de la véracité des faits au sens historique ou juridique. On sait que, là aussi, notre interprétation subjective fragilise cette notion et que, selon le célèbre adage, dans les relations interpersonnelles »toute vérité n’est pas bonne à dire ». A propos de la relation amoureuse, on rejoint là, une difficile question : celle des limites du jardin secret et de la transparence, mais ce n’est pas encore tout à fait de cela que l’on parle quand on évoque la nécessité contemporaine d’être vrai.
Il s’agit plutôt, me semble-t-il, d’une notion impressionniste en rapport avec l’authenticité subjectivement perçue par des sujets en relation. Être vrai, c’est dégager une impression harmonieuse, c’est »sonner juste », comme un instrument bien accordé, joué par un bon musicien dans un environnement adéquat. L’instrument, c’est ce que nous montrons de nous-mêmes, à la fois par le verbal et le non verbal. C’est l’expression de notre look intime, notre façon d’être au monde. Le musicien c’est nous aussi, évidemment. Ce que nous pensons, rêvons, croyons, désirons. L’environnement, ce sont les autres à qui nous nous adaptons sans nous trahir. Tout cela avec l’élégance et la fluidité d’une partita de Bach interprétée par Glenn Gould. Tout semble couler naturellement de source, alors qu’il y a là le fruit d’un incessant travail. Sonner vrai n’est pas spontané, mais résulte d’une continuelle remise en question de soi-même. Être vrai, c’est tenir en équilibre subtil entre des pôles qui sont plus complémentaires que contradictoires : être fort dans la douceur, solide dans la fragilité, sûr de soi dans l’humilité, ouvert dans la retenue et pudique dans la confiance. C’est dire qu’il s’agit d’un idéal et que nul ne vit en permanence dans une telle justesse. Rassurons-nous, nos dissonances, si elles ne sont pas trop criantes, passent inaperçues dans nos relations ordinaires. Celles et ceux que nous rencontrons sont trop souvent branchés sur leur propre musique intérieure pour être capables de remarquer nos quelques fausses notes !
Mais en amour ? Là c’est le paradoxe, le beau sac de nœuds. Les amoureux, quand ils veulent être vraiment vrais l’un avec l’autre, sont contraints de reconnaitre qu’ils sont incapables d’être vrais ! La vérité vraie qui se révèle dans l’amour, c’est la faille qui nous habite, c’est le creux, le manque, la malfaçon… Être vrai en amour, c’est reconnaitre qu’on ne le sera jamais et s’avouer structurellement menteur en se livrant ainsi à l’amour de l’autre qui, lui-même, est habité par cette carence.
Je t’aime, non pas malgré ni à cause de cette faille, mais c’est par elle que notre rencontre en amour est possible. Du moins, c’est ce que je veux ! J’aime ta façon de vivre et de panser tes blessures. Je te rêve guéri, mais je t’aime boiteux, avec moi sur les cailloux du chemin partagé…