Icône pop-soul flamboyante, Axelle Red métabolise son propre questionnement intérieur en écrivant des chansons. L’apaisement est à ce prix pour cette artiste idéaliste et romantique qui doute toujours, cette femme engagée, spontanée, hyper sensible, cette mère majuscule, mue par le désir de devenir meilleure. Alors que sort son nouvel album, Exil, elle nous ouvre son âme.
Propos recueillis par Isabelle Blandiaux
Amoureuse des grands sentiments et adepte d’un positivisme XXL, Axelle Red ne laisse pas s’éteindre la flamme. Plus de vingt ans que l’auteur-compositeur-interprète arpente les scènes et les studios, comme elle en avait rêvé enfant. Un rêve en lettres capitales, qu’elle continue à nourrir de son exigence et ses remises en question continuelles. Et si son gigantesque besoin d’amour était comblé ? Et si sa plume s’était asséchée ? Et si le courage venait à lui manquer ? Toutes ces interrogations l’effleurent, la travaillent, la traversent. Et lui permettent de progresser. Un souci majeur chez elle, humainement et artistiquement.
« Je refuse de me laisser enfermer dans un âge mais la société le fait. Et la société, c’est nous quelque part. »
Tout comme sa parole, débordante et irrépressible, sa générosité jaillit en grand. L’engagement n’est pas un vain mot chez elle, l’humanitaire n’est pas une pause, mais une façon de vivre. L’expression d’une empathie parfois excessive, qu’elle apprend à gérer avec les années. Le temps si « cruel » est aussi un allié précieux pour trouver le bonheur. « Ce qui est chouette quand on devient plus âgé, c’est qu’on commence à mieux comprendre les choses », observe-t-elle. « Les erreurs sont humaines, tant qu’on essaye de faire le mieux possible. Quand on sait cela, on se débarrasse de la culpabilité, on se redresse et on continue. Il s’agit de trouver un équilibre, une harmonie en marchant sur la corde. Ce qui compte, ce n’est pas d’arriver de l’autre côté de cette corde mais d’avoir du plaisir à y rester. Chaque moment, même avec ses failles, doit être savouré. J’y arrive mieux maintenant, de manière plus prolongée. J’ai l’impression que j’ai parfois raté l’essentiel parce que je stressais pour des détails, j’étais aveuglée par la quête de perfection. » C’est précisément le thème de son nouvel album, Exil (lire encadré), métaphore du voyage de la vie, du déracinement, où elle nous exhorte à croquer l’existence sans attendre.
Psychologies : Au bout de 25 ans de carrière, est-ce que tu doutes toujours de toi au moment d’écrire un nouveau disque ?
Axelle Red : Oui, je redoute parfois de voir mon inspiration se tarir. Mais je sais quelque part que quand je m’y mets, il y a toujours des chansons qui naissent. Ce n’est pas le fruit du hasard. J’ai aussi appris qu’il me suffit de regarder en arrière pour être rassurée, retrouver la confiance. Je l’ai constaté pour mon album précédent (The Songs, NdlR), où je revisite certains de mes anciens titres en version acoustique. Mais cette fois-ci, je me demandais surtout si j’allais vraiment avoir le courage de faire cet album. C’est un sacré voyage.
Du courage pour quoi ?
A.R. : Pour tout. J’ai toujours eu ce plaisir de composer, de rencontrer des musiciens, des producteurs, des gens créatifs. C’est génial et tellement riche comme échange ! Mais à un moment donné, tu as toujours l’impression que tu as perdu quelque chose en cours de route. Entre la maquette, le studio et le disque. Souvent, l’émotion ultime, on la trouve tout de suite. L’art, c’est d’arriver à la garder après cette première ou deuxième prise en studio. L’inspiration, la créativité, c’est de l’émotion pure. Je suis contente quand je vois que les gens qui écoutent ressentent cette même émotion que moi. Mais je me prends beaucoup la tête, je me remets en question. Cela m’a paralysée par moments et cela m’a aussi fait avancer. J’essaye de m’améliorer, de m’autocritiquer. Je peux nier celui qui a émis un avis négatif au sujet de mon travail mais je peux aussi essayer d’en faire quelque chose de positif, d’enrichissant.
Transformer le négatif en positif, c’est une forme de résilience ?
A.R. : Mes albums m’ont toujours servi de thérapie. Pour tout. Pour redevenir positive quand je ne l’étais plus, pour comprendre, pour ne plus être fâchée. Mais je suis contente de ne pas avoir tout chamboulé exprès autour de moi, pour retrouver de l’inspiration. Il y a beaucoup d’artistes autodestructeurs qui ont agi comme ça dans mon entourage. Je passe par des cycles. Je réfléchis tout le temps. Plus que je lis. Parce que j’aime bien me faire ma propre opinion, trouver moi-même le chemin qui mène à la réponse et trouver ainsi la paix. Je me suis créé mon propre regard sur la vie. Et après, j’aime lire les grands penseurs, qui ont pesé toutes ces questions avant moi.
Quelle est l’émotion qui te caractérise le plus ?
A.R. : L’enthousiasme. Par exemple, je n’ai jamais été cool. La définition de Prince du mot ‘cool’ ? Quand tu entres dans une pièce, pas une personne ne peut te déstabiliser. Ce n’est pas mon cas (rires). Quand quelqu’un m’impressionne, je commence à parler encore plus. Sur scène, j’ai appris à être cool parce qu’il ne faut jamais être plus enthousiaste que son public. Être enthousiaste, cela veut dire réagir émotionnellement dans l’excès à une rencontre, une émission, etc. Mais je préfère être comme ça plutôt que blasée. Si on n’est jamais impressionné, on ne se remet jamais en question. Je préfère me prendre la porte parfois mais avancer. C’est positif. Je suis aussi une hyper active non diagnostiquée. Je n’ai jamais eu de problème à l’école, parce que mon enthousiasme me porte.
Ton envie de chanter, survenue dès l’enfance, est-elle liée à un très grand besoin d’être aimée et reconnue ?
A.R. : Bien sûr. Depuis que je suis petite, je veux énormément de ‘likes’, cette reconnaissance que beaucoup recherchent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Je voulais même être aimée par tout le monde à l’époque, j’étais triste quand ce n’était pas le cas. Or je l’ai appris et je l’apprends à mes filles : c’est impossible. Parce qu’il y aura toujours des frustrés, malheureux, cyniques, qui détestent les personnes heureuses. J’ai toujours eu des gens comme ça que j’énervais parce que j’étais trop spontanée, trop forte.
Est-ce que les critiques t’atteignent fortement, du coup ?
A.R. : Je ne vais jamais sur les réseaux sociaux. J’ai trop peur d’y voir de la haine gratuite et je n’ai pas les armes pour encaisser ça. Parfois, mes enfants me disent que c’est horrible ce qu’on écrit sur moi. Cela me fait de la peine, parce que je n’ai pas envie qu’ils lisent ça. J’ai appris à gérer, je me fais plus forte mais je reste plus sensible quand même parce que je suis une enthousiaste qui veut être aimée. Que quelqu’un me dise que ma musique, ce n’est pas son truc, ok. Mais les attaques misogynes ou personnelles, c’est plus compliqué pour moi et cela fait mal à mes proches. Quand ça arrive, je leur dis ma phrase magique : ‘C’est pas grave !’ C’est important de dédramatiser, de prendre de la distance. C’est aussi ça sortir un disque. Donc, c’est également pour ça que je ne savais pas si j’en avais encore besoin.
« Je ne vais jamais sur les réseaux sociaux. J’ai trop peur d’y voir de la haine gratuite et je n’ai pas les armes pour encaisser ça. »
Quelle enfant étais-tu ?
A.R. : J’étais très heureuse. Je me réveillais contente. J’avais plein d’énergie, j’ai eu une enfance superbe. Mes parents m’aimaient, je m’entendais bien avec ma soeur, on ne manquait de rien, on avait des potes. Cela n’a jamais fait très rock’n’roll mais c’est comme ça. Quand j’avais 13 ans, mes parents ont divorcé. Cela fait de la peine. Sur mon album précédent, dans la chanson, Coeur en or, je disais : « J’ai marché dans l’ombre contre le vent / À part ça rien de méchant ».
Le goût de la musique t’est venu de ta maman ?
A.R. : Ma maman avait plein de disques soul et on écoutait des choses que peu de monde écoutait, comme Isaac Hayes. Mais aussi du disco et de la variété française (Joe Dassin, Aznavour). J’ai eu une révélation en regardant le groupe Abba à l’Eurovision ! Je me suis dit que c’était ce que je voulais faire dans la vie. J’avais cette passion pour la musique, puis on s’est rendu compte que j’avais une voix, que je chantais juste. J’adorais déjà être sur scène et danser.
Tu es restée très proche de ta mère ?
A.R. : Je dis toujours que c’est une muse. Avec Filip (Vanes, son mari et manager, NdlR), on partage tout, puisque sur les deux derniers albums, il a carrément fait la direction artistique mais maman, c’est ma muse, la première à qui je fais écouter mes chansons. C’est ma plus grande fan et aussi ma plus grande critique. Elle a du flair et parvient à repérer les tubes à venir.
Être mère et artiste, c’est compliqué à concilier ?
A.R. : Quand je compose une chanson, mes enfants me disent que je suis en train de m’amuser. Ou alors ils me reprochent d’être sur mon téléphone pour y écrire des textes. Je le dis souvent au public : heureusement que vous êtes là, parce que sinon, mes enfants diraient que je ne travaille pas mais que je m’amuse. J’ai droit à combien de temps pour moi ? Je me sens souvent comme Cendrillon. Comme ce matin, je ne trouvais plus mon pull parce que mes filles me l’avaient pris. Je peux aller au bal si je couds ma robe moi-même, avec les restes de tissus (rires). Si j’ai fait le petit-déj’, le lunch, le goûter et le dîner, alors je peux partir à Paris faire ma promo.
Et quelle mère es-tu avec tes trois filles ?
A.R. : Je suis une mère-poule. Devenir maman, c’est vraiment être amoureuse. Ce sont les mêmes émotions. Je l’ai senti pour les trois. J’ai dû me calmer avec l’arrivée du 2e enfant. Pour le premier, c’était tellement fort que cela me rendait à la fois heureuse et malheureuse. L’idée de perdre la fusion quand il sort de ton ventre, de le voir s’attacher à plein de gens, cela m’affolait. J’étais jalouse, c’était chimique. Mais devenir mère m’a aussi enlevé ma créativité musicale, parce que je venais déjà de créer un être, la plus belle chose possible. Cela reste difficile à concilier, la création et la maternité. On crée parce qu’on a la tête vide et on n’a plus jamais la tête vide quand on a un enfant. Je vis les émotions de quatre vies. C’est épuisant.
Tu es très empathique ?
A.R. : Oui, quand ma fille aînée était amoureuse pour la première fois, je l’étais aussi. Pas de son copain mais je me sentais amoureuse. J’arrive à mieux gérer cette empathie à présent, ainsi que mon impulsivité. Parce que je réagis très fort si une de mes filles a un problème avec quelqu’un à l’école, par exemple.
Qu’est-ce qui nourrit ton engagement pour Unicef et Handicap International ?
A.R. : Mon engagement, c’est moi. Je suis ambassadrice de l’Unicef depuis 20 ans et de Handicap International depuis un an. J’ai vu beaucoup de choses en voyageant en Asie, quand j’étais étudiante, comme des gens sans jambes au Vietnam avant que le pays ne s’ouvre et que le gouvernement ne les cache. Ce qui me touche le plus, ce sont les femmes dans ces galères. Le viol est devenu une arme stratégique pour blesser les ennemis psychologiquement. Les femmes violées doivent en plus affronter le jugement des autres. Et elles culpabilisent souvent… Je sais que je pourrais faire plus. Mais est-ce que je serais une meilleure personne pour autant ? Je pourrais partir pour aller aider les gens en Afrique. Mais cela impliquerait d’abandonner ma famille…
Il est beaucoup question d’amour sur ton nouvel album. Un amour à l’épreuve du temps. C’est quoi le secret d’un couple qui dure ?
A.R. : On a de la chance, Filip et moi (ils se sont rencontrés sur les bancs de l’université de droit, NdlR), mais on n’est pas à l’abri. Les couples qui durent restent très fort à l’écoute l’un de l’autre et de leurs projets, je pense. Ils parlent de la direction qu’ils prennent ensemble. Souvent, on donne la priorité à la carrière de celui qui a le plus de clés de réussite. Si j’avais connu échec sur échec, j’aurais repris un autre métier en même temps. Je vois des pères qui choisissent de rester à la maison avec les enfants. Mais cela reste très mal accepté. Dans notre cas, nos deux carrières vont de pair.
As-tu déjà eu recours à des thérapies ?
J’ai consulté un psychiatre à 17 ans. Je l’ai vu à deux reprises et j’ai su qu’il ne pourrait pas m’aider. Il n’a pas compris que j’étais vulnérable parce que je voulais déjà être une artiste aimée et reconnue à cet âge-là. Cela me rendait très sensible. J’étais intégrée dans un groupe d’amis avec qui je partageais des points communs. Mais j’étais un peu à part aussi, parce que j’avais déjà un disque à 15 ans.
Tu as fêté tes 50 ans récemment. Voir son image vieillir, c’est d’autant plus dur quand on est exposée ?
C’est cruel, je ne m’en cache pas, je le vis très mal. Je ne veux plus avoir d’âge, je n’en ai pas. Je me sens aujourd’hui plus jeune qu’il y a 10 ans, un moment où je me posais beaucoup de questions et où je ne trouvais pas de réponses. Bref, c’est relatif. J’ai même parfois 16 ans dans ma tête. Quand je suis avec les potes de mes filles et qu’on rigole, j’oublie que je n’ai pas leur âge. Pas parce que je suis la mère cougar ridicule qui veut s’habiller comme sa fille, mais parce qu’on a de vrais échanges, sur mon vécu et leur point de vue. Idem, en dansant et en chantant, on n’a pas d’âge. Je refuse de me laisser enfermer dans un âge mais la société le fait. Et la société, c’est nous quelque part. On est tellement à vouloir la jeunesse et la nouveauté qu’à 25 ans, on est déjà vieux pour démarrer dans un métier artistique.
Dans la chanson C’est ainsi, tu abordes le côté inéluctable de la mort. C’est une question à laquelle tu penses beaucoup ?
Non. Je sais que tout peut s’arrêter demain et cela m’encourage à être bien maintenant, pendant le voyage, pas pour le trophée qu’on veut atteindre à la fin. Peut-être qu’on ne sera plus en vie pour le recevoir. Quand je suis confrontée à la mort, j’y pense bien sûr. J’ai été à plusieurs enterrements récemment. De gens trop jeunes, coupés en plein vol. C’est très dur à accepter. Pareil quand les générations s’inversent. On me demandait l’autre jour comment j’aimerais mourir… J’ai répondu : ‘Avant mes enfants’.
As-tu des peurs ?
J’ai peur de la maladie. Plus que de la mort. Et j’ai très peur de la solitude. Pourtant j’ai aussi besoin d’être seule parfois, mais seulement quand je sais que des gens vont rentrer le soir. Je suis trop dans l’échange, à vouloir la réponse de l’autre, de l’amour. J’ai donc très peur d’être vieille et seule. De redevenir dépendante. On perd beaucoup de dignité, de fierté, d’identité en vieillissant, je trouve. Ma grand-mère est quelqu’un de très fier. Et si, dans son home, personne ne prend conscience de qui est elle vraiment et ne prend la peine de l’habiller avec raffinement et de la maquiller ? C’est comme si, avant la mort, on te considérait déjà comme mort. Les vieillards dépendants ne sont pas très différents des bébés. Or les bébés, on les pouponne, on les cajole, on leur met les plus beaux vêtements qu’on a tricotés nous-mêmes. On n’a pas ce type d’attitude envers les gens en fin de vie… Quand il y a des choses injustes qui me blessent, contre lesquelles je n’ai pas d’arme, je me dis que je vais agir à mon niveau, en traitant bien les aînés que je connais. Je trouve la paix comme ça.