Le langage des parfums

La sincérité d’une lavande, la générosité d’un jasmin, la nostalgie d’une fleur en papier… Pour les parfumeurs, les odeurs sont des mots qui déposent messages et émotions à même la peau. Tandis que Thierry Wasser brosse le portrait olfactif d’une femme forte pour la maison Guerlain, Louison Grajcar distille la poésie de ses souvenirs dans les flacons de Technique Indiscrète.

Par isabelle Blandiaux

Une odeur fraîche de savon à barbe, de parfum masculin construit autour d’un accord fougère, de vacances en Provence avec ses champs chauffés à blanc, de sachets en tissu répartis dans le linge de sa grand-mère… Quotidienne, la lavande a pourtant donné le la du nouveau féminin de la prestigieuse maison Guerlain. Pas n’importe laquelle, il est vrai. « Je suis allé à la source et j’ai trouvé un homme qui distille la lavande bio à basse température avec une vapeur sèche dans la Drôme provençale », raconte Thierry Wasser, parfumeur chez Guerlain depuis 2008 et successeur de Jean-Paul Guerlain. « Il fournit les chefs étoilés avec ses essences. C’est l’amour des gens et de la terre qui procure des émotions fortes : cette lavande a immédiatement évoqué en moi la pureté, la sincérité, la vérité, la luminosité. La composition s’est poursuivie par association d’idées… » Objectif : créer une ode à la femme forte pour le 190e anniversaire de la marque parce que « lorsqu’on se sent belle, on se sent mieux et on se bat mieux ». Contre l’inégalité, la maladie, les stéréotypes…

La lavande « a appelé » la bergamote à la fraîcheur de laquelle elle s’est liée, une bergamote originaire des mêmes plantations de Calabre depuis deux générations de producteurs et parfumeurs. « Quand je suis arrivé chez Guerlain, j’ai dû apprendre les achats des matières premières et la fabrication, dont je ne me souciais pas auparavant, en travaillant chez Givaudan ou Firmenich », reprend le nez de Dior Addict, Fuel for Life pour Elle, Emporio Armani Diamonds… « Mon champ de vision est plus vaste. Avant, j’étais tout le temps à New York ou Paris. Là, je passe 30% de ma vie sur le terrain, donc en Inde, en Turquie, en Australie, en Bulgarie, en Italie, en Tunisie, au Venezuela, et 20% à l’usine, soit un jour par semaine. Quand on développe une nouvelle filière d’ingrédients, je me rends sur place chaque année jusqu’à ce qu’elle fonctionne, puis j’y vais une année sur deux. Je dois convaincre les agriculteurs, leur faire comprendre que nous serons là l’année suivante et celle d’après. Nous devons être sûrs d’avoir la quantité de matière dont nous avons besoin. Si j’avais continué à composer de manière désinvolte comme auparavant, je n’aurais pas pu créer Mon Guerlain. »

Mon Guerlain, puisque c’est son nom, recèle aussi du jasmin sambac d’Inde, étendard d’une féminité radieuse selon Wasser. « Je l’ai découvert tressé dans les cheveux des filles en Inde. On en achète pour Samsara et cela m’a sauté aux yeux : cette fleur est insensée de générosité, d’éclat et de spontanéité, sans être saoulante comme une tubéreuse. » Quant à l’obstination, la volonté, la combativité des femmes, elles prennent les accents boisés moelleux d’un santal album originaire d’Inde. « Le santal est un arbre en voie de disparition. Il faut environ 15 ans pour qu’il soit mature. J’ai découvert par hasard des gens qui en cultivent des milliers d’hectares dans le cadre d’un programme gouvernemental australien qui emploie des aborigènes de manière durable. » Pour peaufiner ce portrait de femme, ce sillage oriental frais et fleuri, une vanille entrelacée avec les racines de la maison (elle est présente dans Jicky, Shalimar et Habit Rouge), dans une variété de Tahiti qui pousse en Papouasie Nouvelle-Guinée, dépourvue du côté cuiré mais dotée d’un aspect ‘raisin sec’. Sorte de transposition olfactive de l’instinct maternel dans l’esprit du parfumeur.

LE SEXE DES ODEURS

Si elles sont associées à des usages précis, les matières premières sont-elles pour autant masculines ou féminines a priori ? « Non », répond Thierry Wasser. « La lavande est une fleur traditionnellement réservée à la parfumerie masculine, or je l’ai utilisée pour cet hommage à la femme et elle est était également dans ce grand féminin qu’est Jicky. Cette ambiguïté est culturelle parce qu’en ce qui me concerne, les odeurs n’ont pas de sexe. Au Moyen Orient, les garçons sentent la rose et la fleur d’oranger. Ce sont des conventions. Dans les années 70-80, on a déguisé les femmes en hommes, avec des parfums qui s’affirmaient très fort : Giorgio Beverly Hills, Tuxedo pour Femme chez Saint Laurent. On a aujourd’hui une idée du féminisme plus appropriée : pas besoin de se déguiser en garçon pour s’exprimer. »
Parfumeur et fondateur de Technique Indiscrète1, Louison Grajcar considère pour sa part que le parfum a un sexe… que chacun s’approprie ou interprète. « Je réalise des portraits chinois des 800 matières que je travaille et notamment des fleurs, je leur attribue donc des caractéristiques plus masculines ou féminines, une couleur, une forme, un lieu, un type de personne… On peut féminiser ou masculiniser volontairement un jus. Puis la personne qui le porte détermine cette perception. Certains hommes aiment des essences très féminines et cela leur va à merveille. Idem pour les femmes : on voit tout de suite, en fonction de leur tempérament et de leur apparence, quand ce sont des fragrances masculines qui vont leur convenir. Pour moi, le parfum a un sexe mais on en fait ce qu’on veut. D’autant que la société évolue, accepte d’autres genres que le masculin et le féminin, avec le transgenre, l’intersexuation ou le choix de ne pas avoir de genre défini. La parfumerie de niche aime beaucoup les senteurs mixtes, alors que dans la parfumerie mainstream, on trouve des jus très féminins, avec des fleuris fruités, des roses très florales, des fruits rouges, de la fleur d’oranger toute douce, une note ‘poudrée dragée’… »

Chez cet Anversois établi à Paris, les fragrances naissent d’un souvenir, d’un livre, d’une émotion et jouent un rôle thérapeutique. « La mémoire utilise les odeurs sans que cela soit conscient, d’où le boum de l’oflactothérapie que j’utilise dans mon métier. Je me suis formé également en aromathérapie. Cela m’aide à formuler et à lâcher prise dans ma vie personnelle. » Pour le dernier né de sa collection de 14 jus et d’extraits d’émotion en série limitée, appelé Fleur de Papier, le nez est parti des grandes fleurs des papiers peints d’hier qui sont revenues au goût du jour. « Ces fleurs n’ont pas le parfum des fleurs de la nature, ne peuvent pas être butinées par les abeilles mais sont quand même présentes et ont leur propre odeur. Elles sont une représentation de la réalité, au même titre que les images d’actualité qui sont déversées en continu et sans émotion sur le web. Une tendance de société qui m’effraye. Pour la composition, j’ai utilisé mon souvenir d’une maison fraîchement remise à neuf, avec son odeur de colle à tapisser légèrement fleurie et poudrée, de papier humide… » Un voyage poétique dans le temps qui sent les fleurs, les épices, les baies et différents bois.

1. www.techniqueindiscrete.com

Bouquets d’émotions

Fleur de Papier – Extrait d’Émotion de Technique Indicrète.
88€ les 50 ml d’extrait de parfum (édition limitée à 200 flacons par an – chez Fin du jour à Gand, Courtrai et Anvers ou sur www.techniqueindiscrete.com).

Mon Guerlain de Guerlain. Une ode à la femme pour les ‘presque’ 190 ans de la marque.
85€ les 50 ml d’eau de parfum.

Tenue de Soirée d’Annick Goutal. Un chypré gourmand pour une nuit prometteuse à Paris.
101€ (chez Senteurs d’Ailleurs – place Stéphanie 1A/3
à Bruxelles – www.senteursdailleurs.com).

Soleil Blanc – Collection Private Blend de Tom Ford. Un parfum d’été  et d’îles lointaines. Huile soyeuse pour le corps.
64€ (chez Parfuma à Anvers et Senteurs d’Ailleurs
à Bruxelles).

Bibliothèque de Byredo. L’atmosphère des livres anciens, le parfum de leurs pages et leur couverture en cuir. Eau de parfum.
160€ (en édition limitée) (chez Senteurs d’Ailleurs).

Iris Céladon – Armani / Privé de Giorgio Armani. Un voyage entre Occident et Orient où l’iris s’associe à l’encens, le bois, le musc, la rose et la bergamote.
180€ les 100 ml (dans les trois Galeria Inno à Bruxelles, chez Parfuma à Anvers et Planet Parfum à Bruges).

Eau des Merveilles Bleue de Hermès. Un rêve d’enfance éveillé, sur les galets mouillés du bord de mer.
88€ les 50 ml.

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