Pour les couples aussi c’est la crise !

Du temps où notre économie tournait à plein régime et assurait le quasi-plein emploi, la représentation sociale du chômeur était celle d’un profiteur-paresseux. La responsabilité de cet état était renvoyée à l’individu et à sa pathologie qui le rendait inapte au travail. Qui pourrait encore tenir un tel discours ?

par Armand Lequeux, professeur émérite  de sexologie à l’UCL.

L’inflation considérable du nombre de demandeurs d’emploi a imposé un consensus quasi général pour reconnaître que, de nos jours, le chômage relève d’un processus structurel et non – sauf exception – individuel. Il est en effet difficile d’imaginer qu’une mystérieuse épidémie a pu transformer en quelques années des dizaines de milliers de nos concitoyens en profiteurs-paresseux. La crise est passée par là. C’est bien la structure politique, économique et financière de notre société qui est responsable de ces milliers de drames individuels. Il est bon que les psychologues et les médecins se penchent sur les conséquences de cet état de fait, mais ils doivent à l’évidence laisser les sociologues, les économistes et les politologues en étudier les causes et proposer des remèdes.

Si jusqu’ici vous m’avez suivi, je vous propose de réaliser un copier-coller mental et de transposer ces considérations sur le chômage vers une réflexion sur le divorce. Du temps où celui-ci était peu répandu, il était habituel d’attribuer les crises conjugales et les séparations aux difficultés psychologiques individuelles : immaturités affectives et personnalités narcissiques, dysfonctions sexuelles et collusions perverses, manipulations sadiques, alcoolisme et autres addictions, etc. Les thérapeutes conjugaux ont étudié et décrit avec intelligence cette psychopathologie conjugale qui reste tout à fait pertinente. Les couples en crise ont pris l’habitude de consulter et ils sont nombreux à se féliciter d’avoir reçu ainsi un éclairage adéquat sur leur situation et d’y avoir puisé la force de se reconstruire ou de décider de se séparer dans le respect et la sérénité. Cependant, devant la considérable inflation du taux de divorces et de séparations, se pose la question de savoir s’il s’agit toujours bien là de responsabilités individuelles. Il est difficile, en effet, d’imaginer qu’on assiste depuis quelques décennies à une épidémie d’états psychopathologiques qui rendent nos contemporains incapables de réaliser ce qui semble être encore le vœu de la majorité d’entre eux : vivre en couple stable et durable. La comparaison avec le chômage impose la même conclusion : la crise est passée par là ! Nous vivons une profonde mutation de la structure de nos couples et de nos familles. Immergés que nous sommes dans ce processus, il est bien difficile à titre individuel de le comprendre, alors que nous-mêmes – ou nos enfants ou nos amis – nous souffrons dans nos chairs et que tant de couples explosent autour de nous, trop souvent dans la haine et le ressentiment. C’est donc bien du côté des économistes du vivre ensemble, des anthropologues et des sociologues, que nous devons nous tourner pour donner sens à ce qui nous arrive et explorer de nouvelles stratégies d’adaptation. L’allongement de la durée de vie, la contraception médicalisée, l’émancipation féminine, l’exigence de la réalisation de soi, la quête obsédante du bonheur immédiat, la vie en flux tendu et en zapping permanent, l’estompement des contraintes sociales, etc., voici des données structurelles qui ont considérablement modifié les curseurs de nos désirs et de nos inhibitions, les notions d’engagement et de fidélité, et in fine le statut même de nos vies affectives et sexuelles. Il convient donc sans doute de remettre en cause la psychologisation abusive de nos déboires conjugaux (je te quitte puisque tu n’as pas résolu ton Œdipe…), mais prenons garde de ne pas nous déresponsabiliser totalement en camouflant nos égoïsmes derrière des phénomènes sociétaux sur lesquels nous n’avons pas de prise. Faut-il alors panser nos plaies lorsque nous trébuchons ou aplanir nos chemins pour éviter les chutes ? Les deux, bien entendu.

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