Quand avez-vous écrit votre dernière lettre ? Ou votre dernière carte postale ? Écrivez-vous vos cartes de vœux à la main ou les envoyez-vous via le web ? « Si je dois écrire quelque chose rapidement, je prends plutôt mon smartphone. » «La dernière carte que j’ai reçue ? Je ne m’en souviens plus.» Ou encore : «Il n’y a guère plus que ma déclaration d’impôts que je remplis à la main.» Bon nombre d’entre nous se détournent de l’écriture manuscrite, lui préférant la rapidité des sms ou des messages envoyés par mail, via Facebook, WhatsApp ou autre application. D’autres, comme vous le lirez dans ce numéro, la valorisent comme outil thérapeutique pour exprimer sentiments ou charges émotionnelles refoulés, dépasser peurs ou angoisses ou lâcher prise.
Ou l’écriture est dénigrée comme dépassée ou désuète, ou on lui redécouvre, études à l’appui, des fonctions ou des vertus qu’elle exerce en fait depuis des millénaires : elle stimulerait notre psychomotricité fine et notre mémoire, favoriserait le développement de l’hémisphère gauche de l’encéphale, réduirait stress et dépressions,… Comme s’il lui fallait un label scientifique ou thérapeutique pour survivre. De la même façon que l’on redécouvre via les neuro-
sciences les bienfaits de la méditation ou de la bienveillance envers autrui.
Le langage et l’écriture retiennent mon attention depuis des années. Pendant mon master en linguistique, je me suis attachée à décrypter la structure de notre langue, jusqu’aux sèmes, les plus petites unités de signification. De Kristeva à Barthes ou à Bachelard en passant par Saussure et Lacan. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot ‘lettre’ signifie à la fois chacun des signes graphiques formant un alphabet et servant à transcrire une langue, et le message écrit ou le courrier car cette pluralité m’a emmenée de l’analyse sémiotique du langage à l’écriture journalistique et à la rédaction de ces éditos que je vous adresse chaque mois en caractères typographiques. J’ai néanmoins besoin, pour traiter ces débats d’idées ou ces sujets qui me tiennent à cœur, de les coucher au préalable sur papier. Tout comme je me sens freinée d’écrire un sms ou un mail pour exprimer à quelqu’un mes pensées les plus profondes, pour remercier une amie ou un ami, pardonner un acte qui m’a blessée,… Bien que, prise dans le flux de mes activités, j’ai délaissé lettres, cartes d’anniversaire ou de vœux, j’aime sentir le tracé du stylo glisser sous mes doigts, voir les lettres que je forme mettre mon émotion à plat sur la page. Je suis consciente que mon écriture m’incarne, me dit, me réfléchit tel un miroir. J’avais une écriture ronde et harmonieuse quand j’étais ado. Après les séparations et les deuils brutaux que j’ai vécus, elle est devenue nerveuse, incisive et saccadée. Mes lettres et mes mots sont moins reliés, disséminés comme s’ils reflétaient la fragilité de la vie et le combat mené pour survivre. L’écriture est un fil de vie qui respire et bouge au fur et à mesure des événements que nous traversons. C’est une projection de nous qui trace sur papier qui nous sommes, notre personnalité, et qui évolue avec nous. Aucune touche d’ordinateur ou de smartphone ne peut restituer la singularité de notre écriture manuscrite, ce que celle-ci dit de nous et de notre parcours. Aucune touche ne relie les lettres comme nos doigts le font en écrivant, ne les fait danser sur la page comme si elles se donnaient la main.
La révolution technologique et l’accélération de nos rythmes de vie ne doivent pas nous faire perdre nos racines. Le choix des mots et leur articulation véhiculent la culture et la grammaire intime de celles et ceux qui nous ont précédés. Et l’acte d’écrire nous inscrit dans cette lignée, de manière unique car nous formons toutes et tous des lettres d’une manière différente. Prendre la plume, c’est prendre le temps d’habiter notre quotidien et nos relations. C’est un acte porté par un geste de la main, un mouvement vers l’autre qui souligne l’importance qu’on lui accorde. C’est couper nos portables pour mettre en mots nos ressentis les plus intimes et les adresser à nos proches tout autant qu’à nous-même ou à nos disparus. C’est décider non pas de s’effacer derrière un écran mais de faire trace et de laisser couler notre vie de nos doigts à la sève de notre stylo.
Alors, à nos plumes ?