L’amour n’est pas toujours aussi aveugle que ce que nous apprend le dicton. Dès le début de leur relation, Caroline a bien vu le versant irritant de la personnalité de Thierry : ses petites manies de célibataire à tendance obsessionnelle, son côté pingre, ses indécisions chroniques suivies d’infinis remords.
Par Armand Lequeux, professeur émérite de sexologie à l’UCL
Elle le trouve souvent lourd et taciturne. Elle voudrait qu’il s’allège, qu’il aime la vie et qu’il l’exprime, qu’il parle de lui et d’elle, qu’il se dévoile, qu’il l’emballe et qu’ensemble ils lèvent les voiles au grand vent de leur amour. Ils restent au quai et Caroline le vit de plus en plus mal. Elle est lucide, elle a choisi de vivre avec Thierry en connaissance de cause et il n’a pas vraiment changé depuis qu’elle le connaît. C’est bien ce qu’elle lui reproche : il n’a pas changé ! Ce qu’elle considère comme le versant sombre de son compagnon, elle a pu l’accepter grâce au versant positif – il est sérieux, solide, fiable, patient et fondamentalement bon – et à la conviction qu’elle s’est forgée qu’avec le pouvoir de son amour elle pourra l’ouvrir, l’épanouir, le changer. Elle vivrait alors avec un Thierry avec deux versants lumineux, ce serait merveilleux. Elle y a vraiment cru au début de leur relation lorsqu’elle a compris que Thierry était un blessé de la vie. Une enfance sans joie dans une famille conflictuelle, une adolescence morose avec un rôle de souffre-douleur difficile à tenir, une première histoire d’amour qui se termine par une trahison : ça fait beaucoup pour un seul homme. Il a dû s’endurcir le cœur et se construire un rempart avec des rituels dérisoires qui ne le sécurisent jamais vraiment. Elle a compris, elle va l’aider, l’entourer, l’aimer et le guérir. Elle sera son infirmière, sa psychothérapeute, son coach de vie et son assistante sociale… mais Thierry ne changera pas fondamentalement de personnalité et Caroline va se décourager. Quand elle le veut léger, comique et insouciant, il prend peur et devient lourd, sinistre et anxieux. Alors qu’il appréciait le côté primesautier et sémillant de Caroline, il commence à son tour à lui faire des reproches. Elle lui paraît de plus en plus dépensière, inconséquente et étourdie.
Vous avez bien entendu deviné dans quel cercle vicieux ils risquent de se faire centrifuger avant de voir leur couple réduit en charpie : chacun va se crisper sur sa propre attitude, persuadé d’avoir raison, en attente que l’autre change enfin. Tu ne changeras pas, je ne changerai pas : que reste-t-il comme option à part le conflit, le silence amer ou la séparation ? Il n’y a plus qu’un changement possible, c’est celui du point de vue, du regard. Il faudra changer de lunettes pour voir l’autre autrement, avec un préjugé favorable, avec des yeux neufs. Thierry a ses raisons d’être comme il est, il n’est pas malveillant envers moi, il est juste différent de mon projet sur lui. C’est mon projet qui doit changer. Je m’efforcerai de ne plus le juger, mais de l’accueillir. Je ferai en moi de la place pour son besoin de sécurité et je le remercierai pour la stabilité qu’il m’apporte. Je le verrai comme un être complexe en devenir qui ne m’appartient pas et je cesserai de l’enfermer dans une case, une catégorie, un rôle prédéfini. Je cesserai d’épier ses faits et gestes pour nourrir mes agacements et je regarderai notre couple comme une entité vivante qui se nourrit de nos différences et de nos complémentarités. Alors, il suffira que Thierry se décide à son tour à changer de lunettes pour qu’un rayon de soleil éclaire leur couple et qu’ils puissent jouir de toute la palette chromatique d’une vie qui cessera de se dérouler en noir et blanc.