Je dois vous faire un aveu : j’ai toujours adoré me retrouver coincé dans les embouteillages urbains du vendredi en fin de journée. Le week-end n’est encore qu’une promesse, une heureuse anticipation. Ce sera souvent son meilleur instant. Georges Clémenceau qui, par ailleurs, n’a pas laissé le souvenir d’un grand poète, ne disait pas autre chose en déclarant «le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier».
Par Armand Lequeux, professeur émérite de sexologie à l’UCL
Qu’elle se passe à l’étage ou au rez-de-chaussée, la rencontre sexuelle gagne en effet généralement en plaisir et en intensité lorsqu’elle est fantasmée, rêvée, imaginée… N’en déplaise à celles et ceux qui ont transformé l’injonction de vivre au présent en impératif intolérant, elle peut même être programmée avec bonheur. Caroline est plutôt du soir et Sébastien du matin : chaque fois qu’ils en ont l’occasion, ils mettent une sieste au programme. La maladie de Françoise connaît une évolution cyclique : lorsqu’une amélioration se profile à l’horizon, elle demande à Robert de se tenir prêt ! Le caractère extra-conjugal de leur relation ne laisse à Vincent et Natacha que de rares occasions de rencontres. Elles sont donc programmées et anticipées en fonction de fenêtres d’opportunité clandestine avec un bonheur au sujet duquel nous ne nous permettrons aucun jugement.
Toute médaille a son revers : cause unique ou associée aux divers facteurs péjoratifs biomédicaux, l’anticipation anxieuse peut être considérée comme la principale responsable des «pannes» sexuelles, au féminin comme au masculin. Murielle a dû subir une intervention gynécologique parfaitement bénigne. Le médecin l’a rassurée, elle a reçu le feu vert pour la reprise de relations sexuelles avec pénétration, mais elle a des craintes. Elle pourrait avoir mal, son mari pourrait ne pas comprendre. Comment va-t-il réagir si ça se passe mal, alors que ça s’est toujours bien passé ? Elle est tendue, crispée, contractée. Ça risque, en effet, de ne pas passer facilement ! Julien est amoureux fou de sa nouvelle compagne. Elle est trop belle pour lui, il ne la mérite pas. Elle ne va pas tarder à se rendre compte qu’il n’est pas à la hauteur au lit. Il le sait, il le sent. D’ailleurs, lors du dernier rapport, il a bien deviné qu’elle avait bien perçu qu’il était moins rigide… Julien risque bien de faire tourner en boucle le cercle vicieux de l’anticipation anxieuse qui le conduira à la dysfonction érectile ! Géraldine est sous pression. Son nouvel amoureux est attentionné, expérimenté et très compétent au lit. Il fait tout pour qu’elle se sente bien et prenne du plaisir. C’est un amant de rêve, mais elle se sent de plus en plus mal. Il est impensable que dans ces conditions elle ne connaisse pas d’orgasme. Elle veut tellement y arriver qu’elle parvient à tout bloquer. Elle craint qu’il ne se lasse, elle simule, elle ne vibre plus. Elle va s’éteindre, c’est sûr, elle le sait. Elle anticipe l’échec de leur relation, pas uniquement sur le plan sexuel !
Comment éviter ce piège ? La formule n’a rien de magique, la solution est classique : parler, dire, ouvrir. Que Murielle ose confier à son mari sa peur d’avoir mal : on peut espérer que son mari la rassurera et qu’il lui redonnera confiance en elle. Elle ne sera plus enfermée dans sa peur, ils pourront la partager et la conjurer ensemble. Julien pourrait confier à sa compagne qu’il est insécurisé, pas certain d’être à la hauteur. Il est peu probable qu’elle s’enfuie, mais si c’est le cas il comprendra que ce n’était pas une relation de qualité. Il est, par contre, parfaitement possible qu’elle se confie à son tour et qu’ils se retrouvent en nudité, en simplicité. Géraldine pourrait dire à son bel amant qu’elle craint que la recherche de performance devienne un obstacle et non une chance pour leur relation. Si ensemble ils relâchent la pression, ils pourront se découvrir en vérité et transformer en délices les affres de l’anticipation. C’est ce que nous pouvons leur souhaiter de mieux.