Un coquelicot symbolique et vecteur de rêves, des roses qui ont forgé un destin hors normes, des pivoines qui affolent le nez d’un maître parfumeur… Les fleurs et les jardins dirigent le monde des essences, comme un éden dont les effluves nous reconnecteraient à un passé originel ancré au plus profond de nous. Plus que jamais, la nature s’invite dans les flacons précieux de ce printemps.
Par Isabelle Blandiaux
Quand on sent un bouquet de fleurs en hiver, même des tulipes qui exhalent juste des notes vertes et aqueuses, cela prévient nos sens du retour du printemps, cela les enjoint à se réveiller… », analyse le maître parfumeur Alberto Morillas, à qui l’on doit une liste vertigineuse de parfums dont certains sont devenus mythiques dans l’histoire des essences : Must de Cartier, CK One de Calvin Klein, Pleasures d’Estée Lauder, Acqua di Gio de Giorgio Armani, Flower by Kenzo, Omnia de Bulgari, Essence de Narciso Rodriguez, Belle d’Opium d’Yves Saint Laurent, Bulgari Man… Pour Kenzo, il vient de réinterpréter son succès Flower en une version plus transparente, L’Eau Originelle, et poursuit ainsi le rêve olfactif qu’il avait composé en 2000. « J’avais nommé mon jus de l’époque ‘Pourpre’, sans savoir que la fragrance allait s’appeler Flower et que le flacon allait représenter un coquelicot rouge, fragile et fort à la fois. Comme un grand nuage de poudre qui ne sent pas la vanille mais l’héliotrope et qui renvoie à une note anisée, avec la force du musc. Un parfum de femmes habitées par une passion assumée, de femmes qui domptent les hommes. J’y ai mis aussi des notes très épicées pour donner de la volupté au côté cosmétique, façon rouge à lèvres qui marque les proies. Le coquelicot, fleur sans parfum, est symbolique de la féminité, du printemps, de l’été, d’une certaine sensualité. Il est à la fois sauvage, champêtre, pousse sur les talus mais est précieux puisqu’il meurt quand on le cueille en emportant son mystère, comme un rêve qui s’évanouit, un mirage. » Pour injecter de la fraîcheur à cet élixir de passion, Alberto Morillas a travaillé des fleurs blanches, guidé par des senteurs de son propre éden. « J’ai une collection de pivoines blanches dans mon jardin, mystérieux comme sont certains jardins en Belgique, et tout blanc parce que cela repose et cela permet d’y voir clair la nuit. J’ai essayé beaucoup de variétés de pivoines, celles que j’ai aujourd’hui sentent extraordinairement bon. Elles m’ont inspiré pour beaucoup de mes créations. J’ai essayé de recomposer leur effluve puisqu’au même titre que la glycine, le muguet ou le freesia, on ne peut pas capter leur odeur. C’est tout un talent, un rêve de parfumeur. Comme peindre une rose. Quand elle est trop proche de la rose réelle, elle fait trop vrai. J’essaye de la réinventer dans mon esprit, de m’en détacher juste ce qu’il faut. J’ai utilisé la pivoine pour Pleasures, qui traverse les années en gardant sa modernité. Pour L’Eau Originelle, j’ai imaginé un accord aquatique en recréant des notes de fleurs blanches et en leur ajoutant du poivre rose pour donner une facette fragile et épicée. Le freesia et la pivoine sont très subtils, leur odeur est suave mais volatile. On la sent puis on la perd. Cela donne beaucoup de fraîcheur, de la délicatesse, des pétales qui volent dans l’air, un parfum qui enveloppe mais ne travestit pas, n’exagère pas une facette de la personnalité. »
Le monde est ‘roses’
« C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait la rose si importante », nous dit Antoine de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Christian Dior aurait pu faire sienne cette maxime, comme le narre Chandler Burr dans le livre Dior, les parfums. Lorsque la famille Dior s’installe à Granville, dans une maison qui domine la Manche, Madeleine Dior entame d’emblée la création du jardin. Autour des roses, du choix des vivaces, des graines et des semis, l’enfant « rêveur, sensible et délicat » se rapproche de cette mère si réservée, « peut-être de la seule des façons possibles ». « Cette interaction offrirait à Christian l’expression d’amour la plus manifeste qu’il recevrait jamais de la part de sa mère. Il consacra des efforts extraordinaires à ce jardin, mais il s’en rappellerait des décennies plus tard comme de ce qui le rendait alors le plus heureux », relate Chandler Burr. « Au fil du temps, la roseraie de Madeleine encercla la demeure et, dans le même mouvement, conquit à jamais le coeur du garçon. Quand il fut adulte, Christian Dior parlait de l’impact qu’avait eu sur lui cette ronde de roses. » Pas étonnant, dès lors, qu’il demande à Paul Vacher, en 1947, de brosser le portrait olfactif d’un jardin pour son premier parfum. Miss Dior naissait donc sur un tapis de roses, de jasmins, de gardénias et de mousses de chêne. Cette symphonie florale chyprée revisitée par le nez François Demachy s’ouvre sur des notes hespéridées et s’évanouit sur un fond sensuel et racé ‘muscs et patchouli’. Elle se décline désormais en brume pour les cheveux, geste de soin et de séduction ultime, la chevelure étant tout le temps en mouvement.
« La rose ne doit pas se sentir dans une fragrance », reprend le maître parfumeur Alberto Morillas. « Elle se doit d’être furtive, sans quoi elle est trop figurative, voire démodée, datée, elle évoque les cosmétiques. Son essence naturelle, par contre, donne la patine, la signature de la composition, des accents plus nuancés sur la peau. Je ne pourrais jamais créer un parfum pour Kenzo sans rose bulgare. Je choisis moi-même l’essence de rose que j’utilise en Bulgarie où nous avons des plantations à perte de vue. Ce que le Bon Dieu a pu faire, on n’est pas capable de le refaire. Une essence de fleur d’oranger ou de patchouli, ce sont 1000 ou 10000 facettes qu’on découvre une à une au cours de la journée. C’est comme regarder le ciel : on y voit toujours de nouvelles étoiles. Dans mes compositions, je mets toujours des ingrédients naturels pour donner une touche unique, non copiable. La synthèse, elle, me sert à moderniser ma création, à lui conférer de la puissance. L’avenir de la parfumerie passe selon moi par plus de qualité et plus de naturalité. Dans un jus sans note naturelle, manque le vivant . »
Bouquets de printemps
1. Miss Dior Hair Mist
de Dior. Jasmin Grandiflorum et rose expressive. 45,85€.
2. Flower by Kenzo – L’Eau Originelle. Pivoine et freesia illuminent cette nouvelle version. 71,50€
les 50 ml.
3. Pivoine Suzhou – Les Eaux – Armani / Privé.
Un voyage dans les jardins légendaires d’Asie. 120€ les 100 ml (chez Armani, chez Parfuma à Anvers et les 3 Galeria Inno à Bruxelles).
4. Misia – Collection Les Exclusifs de Chanel. Une violette habillée de rose de Grasse, de Turquie et d’iris. 133€ les 75 ml
(chez Chanel et chez Place Vendôme Haute Parfumerie
à Wevelgem).
5. Le Jardin de Monsieur
Li de Hermès. Un jardin chinois où flâner entre les bassins, les odeurs de pierres mouillées et de jasmin. 100 € les 100 ml.
6. L’Eau d’Issey City Blossom de Issey Miyake. Alberto Morillas imagine l’éclosion du printemps en ville : osmanthus, freesia, magnolia…
76€ les 50 ml.
7. Eau Demoiselle de Givenchy. Eau Florale.
Un floral fruité frais en hommage à l’églantine.
69€ les 50 ml.
8. Teazzurra – Aqua Allegoria – de Guerlain.
Le jasmin Grandiflorum s’allie au thé vert et à la bergamote. 66,32€ les 75 ml.