D’accord, ce thème risque de ne pas soulever un enthousiasme joyeux et printanier, mais nos contemporains sont nombreux à devoir traverser à un moment ou à un autre de leur existence un douloureux passage dépressif qui, à l’évidence, risque d’influencer leur fonction sexuelle.

par Armand Lequeux, professeur émérite de sexologie à l’UCL

L’état dépressif, qu’il soit endogène ou réactionnel, provoque a priori une réduction de la force vitale, une inhibition du Désir. Le monde perd ses couleurs et son goût, la tristesse et le pessimisme gagnent tout entier celle ou celui qui en souffre, corps et âme, esprit et matière. Le plus souvent, la pulsion sexuelle se met en veilleuse. Pour vivre, il faut continuer à respirer, boire et manger, mais il n’est indispensable ni de faire l’amour ni d’y trouver du plaisir. La sexualité peut donc être atteinte dans ses trois composantes : la motivation, la réalisation et la satisfaction. La libido est en berne, l’excitation est faible (érections déficientes et lubrifications insuffisantes), le plaisir n’est pas au rendez-vous (anéjaculation ou anorgasmie). La situation se complique lorsque les troubles sexuels aggravent l’état dépressif et enferment le ‘’malade’’ dans un cercle vicieux. La panne, l’échec et l’incompétence peuvent être vécus comme autant de blessures narcissiques. Je suis donc nul au lit comme au boulot… Je suis donc inadéquate au plumard comme en famille… Le ou la partenaire qui a déjà bien du mal à accompagner la descente aux enfers de sa compagne ou de son compagnon risque bien de se sentir mal à son tour, coupable et impuissant, en désarroi et en colère. Désolé d’en rajouter une couche, mais il faut reconnaître que le traitement médicamenteux risque parfois d’aggraver la situation du point de vue de la fonction sexuelle. Les antidépresseurs provoquent généralement un apaisement des angoisses et des humeurs noires au prix d’une distanciation psychique. Je souffre encore, mais je commence à m’en foutre… : voici ‘’l’effet bof’’ de la grande famille Prozac qui ne stimule pas vraiment la libido. Quand, de plus, on sait que ces médicaments peuvent dans certains cas inhiber totalement l’orgasme, au masculin comme au féminin, on comprend mieux le dilemme du médecin : ma prescription devrait améliorer l’état dépressif, mais en altérant sa sexualité elle risque d’enfoncer un peu plus encore mon patient dans la conviction pessimiste qu’il ne sortira décidément jamais de son marasme. On s’en sort ? Oui, avec courage et patience. Le temps et l’amour des autres sont de grands médecins. « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » ? Cette phrase classique est un piège, car nous pouvons être cassés et abîmés par des événements et des expériences qui nous amoindrissent définitivement sans pour autant nous faire mourir. La résilience a ses limites, mais cette phrase contient aussi une part de vérité, car l’expérience dépressive peut aussi débarrasser nos logiciels de nos virus et de nos bugs : non  je n’ai pas à prouver continuellement ma valeur par mes actions ; non ma place dans la compétition féroce avec mes semblables n’est pas un indicateur du sens de mon existence ; non la vie ne relève pas de la dette, mais du don gratuit, etc. La spirale infernale peut, un jour, commencer à s’inverser et devenir un cercle vertueux dans lequel la sphère sexuelle devient un lieu de rencontre en vérité avec les autres et soi-même : oui j’accepte mes limites et je peux être aimé comme je suis ; oui heureux suis-je d’être fêlé, car je laisse passer la lumière ; oui c’est par nos failles reconnues que nous pouvons nous rencontrer en nudité, etc. Alors, l’expérience dépressive peut être regardée a posteriori comme un cadeau de la vie. La voir ainsi est une possibilité et non un diktat. Ce n’est sans doute possible qu’après l’épreuve et seuls celles et ceux qui l’ont traversée peuvent s’autoriser à lui donner ce sens pour eux-mêmes et pas pour les autres.