Dessiné, graphique, parlé, peint, sculpté, le rire prend toutes les formes et déborde de toutes les cases chez Philippe Geluck. Il y injecte sa douce folie surréaliste, sa férocité, sa démesure solaire, son inspiration toujours jaillissante. À 60 ans et un 19e album du Chat traduit en 10 langues, l’humoriste continue à transmettre son précieux élan vital dont on a bien besoin pour résister à la barbarie et se soucie de « rendre à la communauté le bonheur et la chance » dont il a bénéficié.

Par Isabelle Blandiaux

Nous le rencontrons le surlendemain de l’attentat à Charlie Hebdo. Philippe Geluck est bouleversé d’avoir perdu des amis et des maîtres, des âmes de garnements créatifs massacrées à l’arme de guerre. À 60 ans, le papa du Chat est lui aussi resté un enfant insolent qui dépasse les bornes avec une forme de bienveillance malgré les traits d’humour corsé qui décalent son trait de crayon épuré. Roi de l’ellipse et de la cinquième dimension surréaliste, son dernier album Le Chat passe à table (Casterman) est le 2e plus gros succès BD de l’année 2014 sur le vaste marché français et la série continue de progresser depuis ses débuts. « Je pourrais être angoissé par mon envie de toujours faire mieux. Ma seule peur artistique, c’est de décevoir », dit l’ancien Docteur G (sur les ondes de la RTBF), le créateur de l’émission de télé pour enfants Lollipop (RTBF), l’ex acolyte de Drucker (Vivement Dimanche prochain sur France 2) et le complice de Ruquier (actuellement dans Les Grosses Têtes sur RTL). Une peur qui ne le paralyse en rien puisque Philippe Geluck expose ses sculptures, objets, toiles-hommages à Soulages ou Vasarely et grands dessins de Bruxelles à Paris (Drawing Now, Art Paris, Musée en Herbe en 2016) et New York (à la future House of Houses, concept store consacré à la création belge qui ouvrira en septembre). Le monde tourne Chat, c’est déjà ça.

Psychologies : Dès le lendemain de l’attaque à Charlie Hebdo, vous avez parlé d’un avant et d’un après. Qu’est-ce qui a changé pour vous ?
Philippe Geluck : J’ai ressenti cette date du 7 janvier comme celle de la fin de l’insouciance. Dans mon métier, nous n’imaginions pas qu’on pouvait mourir pour des dessins même si cela ne sentait pas bon depuis l’affaire des caricatures du prophète et de la fatwa lancée sur Charb. L’insouciance a disparu mais la légèreté est toujours là, l’envie de rire, de continuer à être lumineux… La vie est plus forte heureusement. Pour les dessins polémiques et politiques, on pensera désormais tous à ce qui s’est passé. Mais il faut continuer à être libre dans le ton et les propos. Pas seulement les humoristes mais aussi les philosophes, les écrivains, les journalistes… Renoncer, ce serait les faire gagner. On ne peut pas céder. Mais il ne faut pas non plus être idiot. Essayons de surmonter cela par l’intelligence plutôt que la provocation. Les idées peuvent triompher du mal mais ce n’est pas la peine de prendre des risques inutiles. C’est mon sentiment.

Cela veut dire que vous allez continuer à rire des extrémistes, des kamikazes, de toutes les religions… mais autrement ?
P.G. : C’est compliqué. Depuis longtemps, j’ai fait des dessins parfois très insolents mais j’ai toujours essayé de ne pas être blessant envers les ‘braves gens’. J’ai beaucoup parlé avec des personnes musulmanes au lendemain du drame. Toutes m’ont dit que jamais dans leur religion on ne dit de tuer. Certaines m’ont confié qu’elles riaient des caricatures de Charlie Hebdo, d’autres qu’elles se sentaient blessées dans leur foi. En réponse à cette blessure, elles se sont manifestées, ont exprimé leur désaccord, ont même crié, mais en aucun cas elles n’ont répondu par la force. J’ai publié[i] La Bible selon le Chat[/i] il y a un an. Je suis athée. Je respecte la foi d’autrui. Je me permets de rire de la religion de ma culture, le christianisme. J’estime avoir le droit de blasphémer là-dessus. Parce qu’il y a une tradition d’humour anticlérical et puis cette religion est devenue beaucoup plus pacifique. Je ne l’aurais sans doute pas fait il y a 500 ans, j’aurais été brûlé par l’Inquisition.

Comment vos albums sont-ils perçus dans les pays comme le Liban ou l’Iran où vous êtes traduit ?
P.G. : Il est certain que dans ces albums-là, on choisit les dessins les plus adaptés. C’est inutile sinon. Charlie Hebdo peut être publié en France, pas à Riyad. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui vient du fait que certains États devant lesquels on s’incline parce qu’ils ont le pétrole et l’argent érigent en loi suprême la loi de dieu. Or la loi des hommes doit primer, même si elle est parfois mal faite, parce qu’elle permet le dialogue, elle se modifie, elle s’abroge.

Qu’est-ce qui fait que vous avez toujours eu envie de faire rire, puisque vos premiers dessins publiés à 17 ans étaient déjà humoristiques ?
P.G. : Même enfant, j’ai toujours fait le clown. J’ai sans doute très vite senti que c’était une manière de dédramatiser, de rendre les autres et soi-même joyeux, de fabriquer du bonheur. Peut-être avais-je aussi le besoin d’attirer l’attention, comme tous ceux qui ont une expression artistique. Je me sentais bien dans le rire, j’ai trouvé ça voluptueux. C’est ma pulsion de vie. C’est fort, c’est le moment présent, c’est ici et maintenant. Demain, on ne sait pas. Hier, cela n’existe plus. C’est ce qui en fait sa beauté, sa puissance et sa fragilité aussi. L’humour est peu entré dans l’histoire, ce n’est pas ce qui reste des civilisations passées, à la différence de l’architecture, la littérature, la peinture… Peut-être que dans vingt ans, plus personne ne se marrera en voyant mon travail. Le rire serait populaire et c’est sans doute pour cela que je l’aime également. C’est un médicament contre le désespoir, les angoisses, l’adversité, la tristesse. Un acte de résistance chez les gens bafoués, broyés par les destins des puissants. Dans les pays totalitaires, les blagues sont des moteurs, jusque dans les camps de concentration, parce qu’elles permettent de se dire qu’on a la liberté dans sa tête.

Découvrez l’intégralité de cet entretien dans numéro de février de Psychologies Magazine Belgique.